Les Ambassadeurs d’Holbein

 

Les Ambassadeurs d’Holbein : la question de l’anamorphose entre Ciel et Terre

Publié le mars 8, 2015 par blogicono

Les Ambassadeurs, Holbein le Jeune, huile sur bois, 207×209,5cm, National Gallery, London.

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Entre Ciel et Terre, mais nulle part précisément entre Ciel et Terre, ombre aveuglante, ni aimée du jour ni recouverte par la nuit, cet épais et incongru mastic osseux est une des anamorphoses les plus célèbres de l’histoire de la peinture. 

Douville Olivier, « D’un au-delà de la métaphore, ou lorsque l’anamorphose brise l’allégorie », Figures de la psychanalyse 1/2005 (no11) , p. 105-130

Le tableau Les Ambassadeurs a été réalisé par Holbein le Jeune en 1533. Né en 1497, cet artiste est le fils d’Holbein l’Ancien. Il passe sa jeunesse à Bâle où il se lie d’amitié avec Erasme avant de fuir la Réforme pour Londres où il s’impose peu à peu comme le peintre de Cour officiel d’Henri VIII. Il mourra  de la peste à l’apogée de sa carrière en 1543.

Cette œuvre d’une grande richesse iconographique peut difficilement être appréhendée sans une connaissance du contexte politique et religieux du second quart du XVIème siècle. Elle semble sans cesse hésiter entre la Vanité, le portrait et l’allégorie. Nous nous intéresserons dans cet article au lien à établir entre les différents symboles que présente cette toile. Et nous nous demanderons en quoi l’étude iconographique de ce tableau nous renseigne-t-elle sur les enjeux politiques internationaux, religieux et les questionnements humanistes de l’époque ?

L’anamorphose et le point de vue

Tout d’abord, l’anamorphose consiste en « la déformation d’une image jusqu’à l’anéantissement de son pouvoir de représentation, de sorte qu’elle se redresse lorsqu’on la regarde d’un autre point de vue ». Ainsi, en appréhendant le tableau de face, le spectateur distingue les deux personnages en pied sur le rideau vert ainsi qu’une masse étirée sur le sol, mais en se déplaçant vers la droite, l’image d’un crâne se matérialise soudain, les instruments géométriques des étagères changent de position et les volumes des mains changent. Nous distinguons alors une unité au sein de la toile entre la représentation frontale de la vie et celle, oblique, de la mort. Le spectateur en réalisant ce déplacement latéral laisse le tableau s’insérer dans un espace fixe autour duquel il circule et laisse place aux jeux d’optique.

Deux personnages ou l’expression d’atouts ?

– Des attributs et l’identification

Holbein insiste sur la singularité de ses personnages, ils sont tous deux parfaitement discernables.

• Avant toute chose, relevons un élément important du globe de la deuxième étagère, parmi les noms des villes, le seul étant dans le sens du tableau est Policy, il se trouve alors projeté comme le centre du monde. Il s’agissait d’une bourgade appartenant au duc Jean de Dinteville, passionné des arts et de la peinture. L’homme de gauche portant une pelisse avec une fourrure d’hermine, une dague et une épée a été identifié comme cette figure politique. De plus, cette œuvre devait à l’origine orner la salle de réception de son château, ce qui confirme cette attribution. De plus, sur son bonnet se trouve une épingle qui reprend la devise Memento Mori (Rappelle-toi que tu meurs) qui est celle de la maison Dinteville, mais est aussi propre aux Vanités.

Détail, Les Ambassadeurs, Holbein le Jeune, huile sur bois, 207×209,5cm, National Gallery, London.

• Celui de droite portant une soutane épiscopale violette a été identifié comme son ami intime Georges de Selve, ambassadeur venu à Londres pendant l’exécution du tableau.

Les âges des protagonistes sont présents sur la dague et le livre.

– Les trois atouts et leur représentation symbolique

Au-delà d’une toile d’amitié, il faut y voir une illustration de la politique internationale. Les deux personnages se posent comme des sauveurs face aux difficultés qui secouent la France à partir de 1525.
L’Espagne et le Portugal s’affirment rapidement au début du XVIème siècle comme les pays phare de l’exploration du monde. Le Traité de Tordesillas dont la France est exclue partage, avec la bénédiction du Pape, l’Est du monde pour le Portugal et l’Ouest pour l’Espagne. Tandis qu’en 1525, les deux puissances se disputent les îles du Pacifique, François 1er commence tout juste à envoyer des flottes en Amérique du Nord. Les français se trouvent menacés sur tous les fronts par l’Empire Germanique sous Charles Quint.

Quelles sont les armes de la France ?

• Sur l’étagère, nous discernons l’hymne de Luther: en soutenant les protestants, les français sèment la discorde et affaiblissent l’Empire. Le livre d’arithmétique est d’ailleurs ouvert à la page de la division, ce qui est loin d’être un détail anodin.
• La France dispose également d’un atout avec le monde musulman. En effet, en 1532 l’Empire Ottoman se trouve aux portes de Vienne et les français, peu soucieux de défendre le christianisme, entament une négociation avec Soliman. Ceci est repris par le tapis persan sur l’étagère.
• Et enfin, François 1er est soucieux des bons sentiments du roi d’Angleterre à son égard et envoie pour cela un ambassadeur s’attirer les faveurs du Pape pour qu’il accepte le divorce d’Henri VIII et de Catherine d’Aragon afin qu’il puisse se remarier avec Anne Boleyn. Ce choix oppose radicalement la France au Saint Empire. Cet atout est alors repris par le sol qui imite celui de l’abbaye de Westminster.

En semant la division, la France cherche avant tout à vivre en paix et à reconstituer ses forces. Il est ainsi possible de voir dans ces deux personnages la rencontre entre la puissance laïque et la puissance religieuse.

Monde céleste, monde terrestre et mélancolie

Les deux étagères se relèvent être les jalons qui relient les deux personnages. Les objets représentés se rapportent à la répartition cosmogonique des savoirs selon le trivium (grammaire, rhétorique et dialectique) et le quadrivium (astronomie, musique, arithmétique et géométrie). Ces instruments peuvent toutefois induire en erreur puisqu’en dépit de leur représentation extrêmement détaillée ils se trouvent être mal orientés ou afficher des informations différentes les unes des autres. Il ne s’agit donc par de les considérer pour leur utilité mais pour leur dimension de trophées accumulés qui confirment la notion de Vanité.

– L’étagère du haut symboliserait le Ciel avec les constellations du globe dont le pôle est vers le haut, la Bible qui est à prendre comme étant la transmission directe de la parole divine et les appareils astronomiques avec l’astrolabe par exemple.

– Celle du bas correspondrait à   la Terre incarnée par le pouvoir temporel des ambassadeurs, le globe dont le pôle est vers le bas et les Thèses de Luther.

Il est possible de discerner ici une certaine mélancolie de l’artiste par rapport à un monde où les voyages, les découvertes scientifiques sont d’autant d’évènements qui remettent en cause la réponse divine dans sa dimension absolue. Le monde peut dès lors se déchiffrer à partir d’appareils humains, à cela s’ajoute la Réforme qui donne naissance à une vie spirituelle désormais privée. Ainsi, l’étui noir renversé peut être interprété comme la figuration de la rupture de cette harmonie entre Ciel et Terre et cette communication entre Dieu et les hommes désormais muette, sans réponse. La corde cassée du luth peut être une référence à cette voix désormais silencieuse.

Détail, Les Ambassadeurs, Holbein le Jeune, huile sur bois, 207×209,5cm, National Gallery, London.

Ce tableau reprend tout un lexique permettant de le mettre en parallèle avec la Vanité, notamment avec la devise Memento Mori et l’anamorphose. En outre, il constitue un véritable double portrait duquel les personnages sont parfaitement identifiables. Enfin, il se trouve être une référence au contexte politique qui place la France au cœur d’un espace divisé, mais aussi au contexte religieux avec l’émergence du protestantisme qui remet en question la place de l’Homme dans le monde et son rapport à Dieu.

Clothilde Bollard-Duval

Bibliographie

• Douville Olivier, « D’un au-delà de la métaphore, ou lorsque l’anamorphose brise l’allégorie », Figures de la psychanalyse 1/2005 (no11) , p. 105-130
• Martinet Marie-Madeleine. Le crâne entre le regard et la main dans le portrait anglais du XVIIe siècle : de la mort vanité à l’être de la mort. In: XVII-XVIII. Bulletin de la société d’études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles. N°22, 1986. pp. 47-52.

• Hans Holbein (1498-1543) Les Ambassadeurs Rendez-vous avec la mort (vidéo 36 min)