Merry-Joseph Blondel (1781-1853) Le Soleil, ou la Chute d'Icare, 1819
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Icare
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Dédale et Icare, le texte
Ovide, Métamorphoses Livre 8
(L’ingénieur en chef Dédale vient de construire pour Minos le château du Labyrinthe, où l’on se perd irrémédiablement. Pour garder le secret d’état, Minos l’enferme dans le Labyrinthe même.)
Dédale fut dégoûté de la Crète et de son long exil, l'amour du pays natal le toucha, il était prisonnier de la mer. «La terre, soit, dit-il, et les eaux, qu'il les obstrue ! en tous cas le ciel est ouvert. C'est par là que nous irons. Minos peut posséder tout, il ne possède pas les airs.»
Il dit, et envoie son esprit dans les savoir-faire inconnus, et nouvelle la nature.
Il dispose en rang des plumes, en commençant par la plus petite; une longue précède une plus courte, tu croirais qu'elles ont poussé en pente. C'est ainsi parfois qu'une flûte champêtre naît peu à peu de chalumeaux inégaux. Alors avec un fil de lin il les attache en leur milieu, par de la cire aux extrémités, et quand elles sont ainsi composées, il les fléchit d'une petite courbure pour imiter les vrais oiseaux.
Son fils unique Icare était à ses côtés. Ignorant qu'il maniait des dangers, tantôt le visage souriant il attrapait des plumes qu'avait emportées la brise vagabonde, tantôt du pouce il amollissait la cire blonde. Il jouait, et gênait le travail admirable de son père.
Quand il eut mis la dernière main à son entreprise, l'artisan équilibra son propre corps en deux ailes jumelles, remua l'air et s'y suspendit.
Il instruit son fils: «Cours au milieu du sentier, Icare, c'est mon conseil, car si tu vas trop bas, l'eau alourdira les pennes, trop haut le soleil les brûlera. Vole entre les deux. Ne regarde pas le Bouvier ou l'Hélice, je te l'interdis, ni l'épée dégaînée d'Orion. Prends-moi pour seul guide.» Il lui livre également les préceptes du vol, puis adapte à ses épaules ces ailes inconnues.
Entre travail et conseils, les joues séniles se mouillent, les mains paternelles tremblent. Il fait un baiser à son enfant, ce sera la dernière fois ! puis soulevé par les pennes il s'envole en tête, inquiet pour son compagnon - comme l'oiseau qui du haut du nid a emmené dans l'air son tendre rejeton. Il l'encourage à suivre, lui enseigne son art maudit, remue ses propres ailes et regarde celles du fils.
Quelqu'un les a vus pendant qu'il attrapait des poissons au bout de son roseau tremblant, ou était-ce un berger appuyé sur son bâton, ou un laboureur appuyé à son manche ? A vu, est resté saisi. Ceux-là qui peuvent faire route dans l'éther, il croit que ce sont des dieux.
Déjà Samos était à leur gauche (ils avaient dépassé Délos et Paros), à leur droite Lébinthe et Calymné féconde en miel, quand l'enfant commença à jouir du vol audacieux, abandonna son guide, et tiré par le désir du ciel, se dirigea vers le haut .
Le voisinage du soleil eut tôt fait d'amollir les cires odorantes qui liaient les pennes; voilà les cires fondues. Il agite des membres tout nus; privé de sa ramure, il n'a plus de prise sur les brises. Sa bouche dans le bleu criant le nom du père dans le bleu de la mer est reçu, celle qui de lui tire son nom.
Le pauvre père, qui n'était plus père, disait: « Icare, Icare, où es-tu ? dans quelle région te chercher ?» Disant "Icare", vit les pennes dans l'onde, maudit son art, cacha le corps dans un sépulcre. Et puis ce sol reçut le nom de l'enseveli : Icarie.
Saraceni, Carlo 1579–1620.
“La Chute d’Icare”,1606/07.
Vol d'Icare avec son père
Dédale enterre son fils en Icarie
deux tableaux de Saraceni
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Commentaire sur Icare
La Démesure et la Technique
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Icare voulait lui-même accomplir sa métamorphose. En oiseau. Provisoirement en oiseau et définitivement en homme libre, puisqu'il s'agissait de sortir du Labyrinthe. Pour y parvenir, le père et le fils utilisent la technique.
Le vol fait partie, dit-on, de l'inconscient collectif. Le rêve de vol est sûrement plus ancien que la réalité aéronautique. Baudelaire :
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,
Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
S'il y en a qui soutiennent encore que le rêve de vol est un symbole d'autre chose, du vol de l'esprit par exemple, ils n'ont qu'à relire ces vers, et se référer à leurs propres songes, s'ils en ont. Oui, c'est en esprit que l'on vole, mais l'ivresse est physique. Métaphysique aussi. Le poème s'appelle Elévation.
Donc le vol d'Icare est préparé très concrètement. On se donne un outillage. A vrai dire, le fils ne fait en tout cela qu'accompagner son père. Le désir de liberté est d'abord l'affaire de Dédale, architecte et ingénieur.
Le conte ne se termine donc pas par une métamorphose, pas même une de remplacement, mais par une chute. Il n'a même pas fallu une divinité courroucée pour le précipiter. Il a suffi de la logique des choses, que l'enfant a négligée. Nous sommes dans un vrai monde : il y a la cire, il y a le soleil. Bien sûr ce monde a été créé par Dieu, ou c'est Jupiter qui lui donne ses lois. Un monde où l'on ne peut pas faire tout ce qu'on veut.
- 2 -
Si l'on a inventé le mythe d'Icare, ce n'était pas pour donner une leçon de physique amusante, mais pour prévenir les mortels contre une Hybris, une Démesure.
L'Odyssée déjà pouvait passer pour un vaste poème des dangers de la mer. Un bon Grec est un Grec à terre. La navigation est une entreprise suspecte. Le Cyclope Polyphème, propre fils de Poséidon, ne se fait pas d'illusion sur les navigateurs: Etrangers, dit-il à Ulysse, qui êtes-vous ? d'où venez-vous sur les sentiers détrempés ? Est-ce pour affaires que vous courez, ou bêtement comme des pillards sur la Salée, qui courent au risque de leur vie porter le mal aux gens d'ailleurs ?
Par la suite, ce sera un lieu commun en littérature que de faire un couplet pour déplorer le premier qui planta un pin au milieu d'une coque. Luis Gongora, en plein XVI° siècle:
Le pélerin inconsidéré
qui confia son chemin à une Lybie de vagues
et sa vie à un bois !
Quelle tigresse, la plus féroce
qui ait déshonoré le climat d'Hycanie,
donna le premier aliment
à celui qui le premier, de l'une ou de l'autre mer,
sillonna, féroce laboureur,
la plaine ondoyante sur un pin mal né ?
Et certes celui qui voudrait voler serait plus nocif encore. La mer est aux poissons, mais l'air confine à l'espace des dieux. Dédale peut survivre parce qu'il n'a pas outrepassé le domaine des oiseaux. Encore survit-il dans le deuil.
-3-
Ovide avait caractérisé la Nature de novatrice, Natura novatrix. Ici, ce qualificatif s'applique à un homme, Dédale, dont le nom signifie Ingénieur. Le Labyrinthe, que nous nommons aussi dédale, n'a pas de toit. Pour s'enfuir donc, Dédale n'a plus qu'à inventer l'aviation. La Nature dans son activité inventrice est désormais relayée par la Technique.
Que veut dire exactement Ovide par ces mots: ignotas animum dimittit in artes, naturamque novat ? J'ai traduit: "Il expédie son esprit dans des savoir-faire inconnus, et nouvelle la nature". On peut dire aussi: "il applique son esprit à des arts inconnus, et innove sur la nature", ou bien: "renouvelle la nature"; ou: "soumet la nature à de nouvelles lois". Mais cette dernière traduction va trop loin dans le concept; je me contenterai de suggérer qu'il "découvre du nouveau dans les lois ou les possibilités de la nature". Ou, si l'on s'en tient à ce qu'il a fabriqué: "applique les lois de l'aérodynamique, que la nature appliquait déjà dans les oiseaux, à une forme nouvelle".
-4-
Est-ce que les dieux avaient tout disposé pour rendre impossible le vol, vieux rêve de l'humanité? Est-ce la Démesure qui est punie? Un mort, un père en deuil, soit... Regardons bien ce qui s'est passé .
Je vois d'abord que l'innovateur n'a pas su se défaire de l'imitation servile de la nature : ses ailes sont bêtement calquées sur celles des oiseaux. Vu l'endroit où il habitait, ce bricolage était excusable: encore bien beau qu'il ait pu attraper et plumer quelque volatile, et qu'il ait disposé de cire au fond du labyrinthe ! Après tout, Ulysse en avait dans son bateau. Il a tenté de limiter les défectuosités en donnant de bons conseils de navigation à son fils. On sait que les débuts de l'aviation ne seront guère plus brillants, n'est-ce pas, monsieur Ader !
En tout cas, lui l'artisan parviendra à se sauver. Donc la technique n'est pas maudite, quoique Ovide l'appelle damnée technique. Seul l'homme naïf à terre, dit Ovide, prend pour des dieux ces deux qui pourraient parcourir les éthers, qui aethera carpere possent.
Et le fils ? Il n'a pas su observer les lois élémentaires de la physique expérimentale. En montant, on s'approche de la source de chaleur, qui ne comprendrait cela ? La cire a fondu, tout est dans l'ordre des choses.
Il n'est pas sans intérêt toutefois de revenir sur les raisons exactes de cette erreur de pilotage, l'erreur humaine, comme on dit.
1. Pour la première fois il voit de haut se disposer les paysages, et même le personnage au bord de l'eau, si petit qu'il ne sait s'il est pêcheur ou paysan. Il a soudain une révélation géographique, il voit le monde par la vue aérienne. Et ça, c'est au sens propre le point de vue des dieux. Jusqu'ici, Terrien était terrien. Le Labyrinthe était un piège absolu pour un monde de piétons adhérés au sol. Rien n'empêche maintenant de prendre la place des dieux, mais il ne faut pas avoir le vertige.
2. Cum puer audaci coepit gaudere volatu. Il commence à jouir de ce vol audacieux. Audax a très souvent un sens péjoratif, pas loin de l'idée de Démesure. De toute évidence c'est la Démesure qui le fait jouir. Le père, lui, n'a pas mêlé ses états d'âme à la victoire technique. Il ne confond pas tout.
3. Il abandonne son guide, deseruit ducem. C'est la présomption, péché de jeunesse bien classique. Oh! que ce mot de père revient avec insistance à la fin de l'épisode, et le nom du père (il est même mis au pluriel, pour faire bonne mesure, ora clamantia patrium nomen) !.. Monde où la tradition, même chez les plus novateurs, doit être respectée. Son père lui transmet sa propre tradition tradidit artes.
Est-ce que tu en sais plus que le père de Johnny ? demande la fille de Gregory Bateson à son père ; et plus que moi ?
Le Père : J'ai rencontré en Angleterre un petit garçon qui, un jour, a demandé à son père: "Est-ce que les pères en savent toujours plus que les fils ?" -Oui, répondit le père. -Qui a inventé la machine à vapeur ? demanda alors le fils. -James Watt, dit le père. -Et pourquoi ce n'est pas le père de James Watt qui l'a inventée ?"
4. Caeli cupidine tractus, altius agit iter. Il infléchit son vol vers le haut parce qu'il est aspiré par une cupidité de ciel.
Ici nous voilà sans ambages ramenés à la Démesure. Mais le père, en volant dans le juste milieu, y a échappé. De sorte qu'à l'avenir, tous les apprentis sorciers n'auront qu'à se montrer mesurés, et tout ira bien. Au sein du cadre de cette modération, il n'y aura qu'à monter la barre de plus en plus haut, et pour finir Gagarine ira au ciel et n'y rencontrera pas Dieu.
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P.S. Cette édifiante histoire est codicillée d'un appendice assez sordide sur le même M. Dédale. Il a adopté un neveu, qui a douze ans. Le petit profite bien de ses leçons, il est tout le temps fourré à l'atelier. Un jour, en étudiant l'arête de poisson, il invente la scie. Toujours l'imitation de la nature, mais ce n'est pas si mal. Plus tard, il innove carrément en inventant le compas. Dédale, furieux, le fout par la fenêtre.
Intervient alors la seule déesse qui s'intéresse aux petits génies: Minerve Pallas Athéna. Elle fait assez vite, et parvient à le rattraper pendant sa chute.
Métamorphose suit, bien sûr. Elle en fait une perdrix, LA perdrix. "Cet oiseau ne s'élève jamais beaucoup", remarque amèrement le poète. La protectrice des arts lui a sauvé la peau, si l'on veut, mais elle lui a quelque peu coupé les ailes.
Les peintres
Bruegel
fameux tableau, plein de significations cachées.
Je note deux choses seulement :
1 - Le laboureur et le berger. Ovide disait seulement qu'ils étaient imaginés par le petit aviateur. Bruegel les met au premier plan, cependant que le héros n'apparaît que sous la forme dérisoire de deux guiboles qui s'agitent au-dessus de l'eau, avec un navire pour donner l'échelle. Je rattache ces préférences de composition à ce qui me paraît être la philosophie essentielle de ce peintre des gens du peuple : Voici la fin du leadership.
2 - Le soleil. Dans une immense lueur on aperçoit son disque, presque au ras de l'horizon. Si l'on se rappelle que la cire fondit quand Icare se fut approché du soleil, donc à midi, à son plus haut, il faut en déduire qu'il termine sa chute à la fin de l'après midi.
Ce tableau fondamental de Bruegel fut revisité par des faussaires qui voulurent qu'on voie les deux êtres volants, sans quoi l'allusion était indiscernable.
Ici le pastiche montre seulement le pauvre Dédale survolant la mer à la recherche de son fils en criant Icare où es-tu ?
Deux autres peintres hollandais.
Hans Bol
Il veut embrasser la narration en son entier. Sur l'ile les deux emplumés courent pour prendre leur envol, comme on fait de nos jours mais du haut d'une pente avec le harnais volant. Dans le ciel ils volent, déjà séparés. L'idée bruegélienne de mettre au premier plan le laboureur et le berger est reprise mais il amplifie les gestes de regard et d'étonnement : "Ce sont sûrement des dieux".
Joos de Momper
A terre, tout respire la tranquillité et la douceur des paysages hollandais. Laboureur et berger lèvent la tête, sans plus; un voisin montre du doigt : tiens, un avion ! Le soleil encore à mi-descente, le mal est fait, un des êtres volants est déjà la tête en bas, l'autre, un peu plus proche de nous, erre à sa recherche.
Gowy, un compère de Rubens quand il peignait pour le roi d'Espagne une salle entière d'Ovide (salle des Métamophoses au musée du Prado), fit un gros plan sur le moment de la chute.
Idée heureuse : le gamin à la renverse est saisi par le photographe au moment pile où il passe devant son père bien-volant.
Deux artistes ont mis en gros plan deux moments de l'histoire.
Le graveur Hendrick Goltzius dans sa série de "tondo" des héros légendaires, fit un Icare culbuté impressionnant.
Quelques éléments de paysage et le vieux volant lui suffisent à désigner le culbuté comme Icare, déjà déplumé, dénudé, la main en visière pour regarder le soleil ennemi.
Anthony van Dyck, autre collaborateur de Rubens, montra le père donnant ses derniers conseils au fils, assez mignon et bellement emplumé, mais déjà plein de ses desseins personnels..
Et pour finir, je reviens à Bruegel pour un plan rapproché sur le noyé :
Ainsi périt la gloire du monde, ou plutôt : Sic transit gloria mundi.
Heureusement viendra Clément Ader.
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