Georgia O’Keeffe
Un voyage intérieur exprimé par la peinture.
La grande popularité de Georgia O’Keeffe et la place importante qu’elle occupe dans l’art américain ne sont pas seulement dues à son œuvre picturale, mais aussi à sa personnalité singulière ; elle a organisé sa vie légendaire de manière très personnelle, en s’installant dans le désert du Nouveau Mexique. Sa carrière artistique s’étend sur plus d’un demi-siècle, entre le premier modernisme américain et les tendances abstraites des années 1950 et 1960. Ses œuvres, caractérisées par une force chromatique expressive, ont commencé, depuis quelque temps, à conquérir également le continent européen. Les motifs de ses tableaux, des fleurs surdimensionnées et des paysages du Sud-Ouest américain, reflètent son lien profond avec la nature. Artiste intuitive, intensément subjective, dont l’œuvre abstraite, bien que fortement liée au symbolisme, est fortement influencée par la photographie de Stieglitz.
Georgia O’Keeffe est née le 15 novembre 1887 à Sun Prairie, dans le Wisconsin, et à l’âge de douze ans, a décidé qu’elle voulait être artiste. En 1905, O’Keeffe s’inscrit à l’Art Institute de Chicago et, deux ans plus tard, à l’Art Students League de New York, où les cours sont basés sur l’historicisme dans la tradition européenne et la copie dans le style des maîtres anciens. Le seul contrepoids au climat artistique new-yorkais, marqué par le conservatisme, était la petite galerie du photographe Alfred Stieglitz connue sous le nom de Galerie 291, d’après le numéro sur la Cinquième Avenue de New York. En 1912, à New York, elle est l’élève d’Arthur B. Dow avec qui elle étudie pendant deux semestres et se consacre intensément à l’étude du livre de Kandinsky Du spirituel dans l’art. L’approche de la peinture par O’Keeffe sera durablement influencée par l’idée fondamentale de Kandinsky selon laquelle les couleurs et les formes ne doivent plus être soumises au modèle de la nature mais aux sentiments, au « monde intérieur » de l’artiste. En même temps, son attention est attirée par les œuvres aux formes organiques au pastel de son contemporain Arthur Dove (qui fait partie du cercle d’artistes de Stieglitz), et qui recherche également des formes d’expression abstraite dans la peinture. Encouragée par ces nouveaux principes artistiques et tout en enseignant au Columbia College en Caroline du Sud, O’Keeffe commence à tracer sa propre voie en tant qu’artiste à l’automne 1915. En 1916, par l’intermédiaire d’une camarade de classe du Teachers College, à qui O’Keeffe a envoyé ses dessins à New York (dessins que l’artiste appellera plus tard Specials), certains d’entre eux sont tombés entre les mains d’Alfred Stieglitz qui, profondément impressionné, les a décrits comme « les œuvres les plus pures, les plus belles et les plus sincères qui soient arrivées à la 291 depuis longtemps ».
« Le peintre abstrait ne reçoit pas ses stimuli d’un fragment quelconque de la nature, mais de la nature dans sa totalité, de ses multiples manifestations qui s’additionnent dans la mémoire du peintre et conduisent à la création de l’œuvre. » Georgia O’Keeffe.
Dans certaines des toiles qu’elle peint en 1919, elle revient aux idées de son professeur Dow, qui considère la capacité abstraite de la musique comme un modèle pour tout art non figuratif. En outre, O’Keeffe a adopté avec enthousiasme les abstractions chromatiques aux couleurs intenses du peintre synchromiste Stanton MacDonald Wright. La réponse de O’Keeffe à la musique sont des symphonies en rose et bleu ou bleu et vert (Musique – Rose et Bleu II). Dans ces œuvres, des tons soigneusement combinés sont associés à des nuances intensifiées jusqu’à ce qu’elles atteignent leur plus grande expressivité, comme si elle voulait ainsi exprimer tout le spectre des émotions, des « résonances intérieures », que produit la musique.
Entre peinture et photographie
À l’occasion de l’exposition personnelle que Stieglitz lui organise en 1917, O’Keeffe s’installe à New York, où Stieglitz photographie le peintre pour la première fois devant ses tableaux. Le soutien de Stieglitz a donné au peintre le courage nécessaire pour abandonner l’enseignement et se consacrer exclusivement à la peinture. L’année suivante, à l’âge de trente-deux ans, elle décide de vivre avec Stieglitz, d’âge plus mûr, qu’elle finira par épouser en 1924 ; une relation stimulante de confrontation et d’échange entre peinture et photographie naît entre eux. O’Keeffe intègre des éléments de la vision photographique dans son art : l’examen des détails grossis par l’objectif révèle des potentialités formelles insoupçonnées des objets, que l’artiste étend audacieusement jusqu’à l’extrême limite de la toile. Adoptant le procédé photographique, l’artiste explore la beauté intime de la nature : les multiples variations sur le thème de la rose conduisent, par une simplification progressive, à une composition lyriquement abstraite.
Les artistes du cercle de Stieglitz (Marsden Hartley, Arthur G. Dove, Charles Demuth, John Marin et le photographe Paul Strand) se réunissaient souvent pendant les mois d’été au lac George, dans les Adirondacks au nord-est de l’État de New York où la famille de Stieglitz possédait un grand chalet au bord du lac. C’est là qu’à partir de 1918, Stieglitz et O’Keeffe passeront régulièrement leurs étés et que le peintre exécutera un grand nombre de ses tableaux. O’Keeffe, qui a réussi à transformer un cottage délabré, « The Shanty », en studio, et le photographe ont partagé les sources d’inspiration qu’ils ont trouvées dans les alentours de sa maison : le lac, le ciel et les nuages, les collines environnantes, la ferme et les granges.
Rien qu’entre 1918 et 1932, O’Keeffe a peint plus de 200 tableaux de fleurs dans lesquels de fleurs de jardin communes comme la rose, le pétunia, le coquelicot, le camélia, le tournesol et la bignone occupent la même place que des fleurs plus rares comme l’orchidée exotique. Parmi les fleurs qu’elle peindra à plusieurs reprises en grand format, se détache le lis de calla, qui deviendra pour le public une sorte d’emblème du peintre. Une ou deux fleurs couvrent la plupart du temps la totalité de la toile, comme c’est le cas dans Deux lys de calla sur rose, qui est un exemple représentatif de ce type d’œuvre. Afin de mieux étudier la couleur bleue, O’Keeffe avait fait planter un buisson de pétunias violets dans le lac George. La peintre, tout au long de sa vie, considérera la couleur comme son plus important instrument d’expression : « La couleur est l’une des choses merveilleuses qui selon moi donnent un sens à la vie, et maintenant que je réfléchis à la peinture, je m’efforce de créer avec la couleur un équivalent du monde, de la vie telle que je la vois. »
Dans le cas des fleurs, comme pour les autres thèmes récurrents de son œuvre, O’Keeffe établit des séries pour affiner le motif à chaque nouvelle étude. Ce concept, auquel elle restera fidèle tout au long de sa carrière, suggère sa proximité avec l’art japonais, dans lequel le même thème est toujours repris dans de nouvelles variations et perspectives aux différentes saisons de l’année. O’Keeffe ne s’en tient cependant pas à un seul mode de représentation. Par exemple, dans la série des Jack-in-the-Pulpit (Arisème petit-prêcheur), elle se déplace continuellement à travers six toiles successives dans le sens de l’abstraction. De la représentation presque réaliste mais simplifiée de la plante, il ne reste sur sa dernière toile que l’étamine caractéristique de la fleur.
Gratte-ciel : Le New York de O’Keeffe
Parmi les sujets proches de la réalité que le peintre aborde dans les années 1920 figurent ses représentations précises de la grande métropole. Dans leurs formes simplifiées, réduites à leur structure géométrique de base, dans les lignes claires et les surfaces lisses et polies, O’Keeffe met en évidence son lien avec le Précisionnisme, introduisant dans ce style une profonde sensibilité féminine. Le style sobre des peintres et photographes américains, caractérisé par la précision et la netteté, sont également évidentes dans l’œuvre de O’Keeffe. Les formes altières des bâtiments qui « grattent » le ciel de la grande ville servent de modèle, au début de 1925, au tableau Rue de New York avec lune, dans lequel les gratte-ciel sont représentés schématiquement dans la faible lumière d’un lampadaire.
À l’automne de la même année, O’Keeffe et Stieglitz s’installent à l’hôtel The Shelton, achevé un an plus tôt. La vue magnifique depuis leur appartement a encouragé le peintre à capturer New York dans ses toiles. Les gratte-ciel qu’elle a choisis comme sujet de ses tableaux reflètent le modèle moderne de construction architecturale qui s’est répandu dans les années 1920, connues sous le nom d’ « roaring twenties », autour du Grand Central Station. O’Keeffe montre le bâtiment Shelton vu de dessous, au niveau du sol. Ce point de vue et le format allongé soulignent la verticalité du bâtiment. Comme l’a si bien dit l’architecte Le Corbusier : « New York est une ville verticale ». Dans Street, New York I de 1926, la compression de l’espace, qui met en valeur chaque plan de l’image, et le close-up très rapproché confèrent un sentiment de monumentalité ironique aux objets ordinaires et conduisent à une sublimation du paysage urbain.
Les peintures de New York et de son architecture réalisées par O’Keeffe peuvent être considérées comme un contrepoint au reste de son œuvre. Dans la vingtaine de paysages urbains peints entre 1925 et 1930, on trouve une dimension qui n’apparaît guère dans les autres épisodes de son œuvre : « Son » New York, c’est-à-dire le New York que l’on voit représenté sur ses toiles, est un New York atmosphérique, visionnaire : « On ne peut pas peindre New York tel qu’il est, mais plutôt tel qu’on le ressent ». O’Keeffe partageait cette façon émotionnelle de voir la ville avec d’autres artistes, par exemple Truman Capote.
La dimension infinie du désert
À partir de 1929, O’Keeffe passe ses étés au Nouveau-Mexique, où elle s’installe en 1949, après la mort de Stieglitz, et où elle y passera le restant de sa vie. Son art devient plus mystique : les paysages désertiques du Sud-Ouest et les chaînes de montagnes imposantes inspirent à l’artiste des vues grandioses, tandis qu’elle continue à peindre des motifs floraux. En dépeignant la dimension infinie du désert, l’artiste atteint une simplification extrême, avec une technique rigoureuse qui tend à l’essence de la réalité sans renoncer aux objets. Les os et les crânes d’animaux, qui apparaissent dans son œuvre à partir de 1930, sont désormais insérés dans le vaste désert mexicain : « J’ai toujours cueilli des fleurs partout où je les ai trouvées, j’ai ramassé des coquillages, des pierres et des morceaux de bois qui me plaisaient… De même, lorsque j’ai trouvé des beaux os blancs dans le désert, je les ai ramassés et ramenés à la maison… J’ai peint ces objets pour exprimer ce qu’ils signifient pour moi : l’immensité et le miracle du monde dans lequel je vis. »
L’une des premières représentations du paysage et de la végétation du Nouveau-Mexique est l’impressionnante représentation d’un puissant arbre, The Lawrence Tree inspiré d’un pin tel qu’il apparaît à la jeune femme allongée sur un banc, et conserve de manière imagée le ciel étoilé vu la nuit à travers les branches du pin. Le spectateur a l’impression déconcertante d’un arbre sur le point de tomber en raison de la perspective inhabituelle prise obliquement depuis le bas.
Comme aucun autre peintre avant elle, O’Keeffe peint sur ses toiles un portrait précis de la région qui, s’étendant d’Española à Abiquiú, lui était familière dans ses moindres détails et qui est connue aujourd’hui sous le nom de « O’Keeffe Country ». Le peintre arpentera des zones encore plus reculées comme Grey Hills, titre de son tableau de 1942, avec ses collines grises entourées de sable blanc. Comme pour les fleurs, les montagnes occupent ici tout l’espace de la toile. De cette manière et de façon subtile, O’Keeffe joue avec l’aspect singulier de ce paysage dans lequel la lumière claire et cristalline du désert a tendance à faire ressortir les formes des montagnes dans chacun de leurs contours et surfaces, les faisant paraître très proches, presque tangibles.
Le monde vu du ciel
Les voyages internationaux d’O’Keeffe, qui ont commencé en 1951, ont culminé en 1959 avec un voyage de trois mois autour du monde. Ses longs vols sont le point de départ d’un nouveau thème dans ses peintures : des paysages de rivières vues du ciel coulant à travers de terrains désertiques. O’Keeffe inaugure cette nouvelle série en 1959 à l’âge de 71 ans, en commençant par de rapides esquisses au crayon et des dessins monochromes au fusain, suivis plus tard de peintures à l’huile dans différentes variations de couleurs telles que It Was Blue and Green. Comme elle l’avait fait pour d’autres tableaux, la peintre exprime dans cette série sa fascination pour la déformation de la réalité. La vue depuis l’avion de champs de nuages traversant le ciel inspire à O’Keeffe une autre série de tableaux : « Un jour, alors que je retournais en avion au Nouveau-Mexique, les nuages en dessous de nous étaient extraordinairement beaux, épais et blancs. Tout semblait si stable que je pourrais marcher au-dessus d’eux jusqu’à l’horizon si quelqu’un voulait bien m’ouvrir la porte. Le ciel au-dessus d’eux était d’un bleu pâle, limpide. Le panorama était si beau que j’avais hâte de rentrer chez moi et de commencer à peindre. » La quatrième et dernière œuvre de cette série, Sky Above Clouds IV, peinte à l’âge de 77 ans, est aussi le plus grand tableau de toute son œuvre (2,50 m x 7 m).
L’évolution ultérieure de la peinture de Georgia O’Keeffe vers l’abstraction est en consonance avec son époque. Comme des artistes tels que Barnett Newman, Mark Rothko, Adolph Gottlieb et Clifford Still, elle est parvenue à réunir les deux lignes qui ont largement marqué l’art américain du XXe siècle : d’une part, la dynamique de la peinture elle-même, qui tend vers des plans de couleur pure et, d’autre part, la tradition romantique avec son sentiment emphatique pour la nature et l’intuition elle-même.
Vers 1971, la vue d’O’Keeffe s’affaiblit considérablement. Bien que le monde qui l’entoure s’enfonce de plus en plus dans le brouillard, elle est encore capable de reconnaître les ombres. Elle va commencer à expérimenter un nouveau matériau, l’argile. La peintre va également collecter dans des aquarelles et des huiles – dans la réalisation desquelles elle est aidée par un assistant – les couleurs et les formes qu’elle ne peut voir que de manière périphérique. Hamilton, son assistant, a aidé le peintre à préparer des publications et des expositions et avec qui O’Keeffe a entrepris de nombreux voyages. À 97 ans, elle aime toujours écouter des extraits du livre de Kandinsky Du spirituel dans l’art. Le peintre est mort en 1986, à Santa Fe, à l’âge de 98 ans. En 1987, à l’occasion du 100e anniversaire de sa naissance, la National Gallery de Washington rend hommage à son travail créatif, avec une grande exposition de ses œuvres qui avait été planifiée de son vivant, avec sa collaboration. En 1997, un musée privé entièrement consacré à O’Keeffe a été inauguré à Santa Fe, au Nouveau-Mexique, avec plus de cent vingt œuvres comprenant des peintures, des aquarelles, des pastels, des dessins et des sculptures, une juste reconnaissance à une femme qui a consacré cinquante ans de sa vie à l’art.
Bibliographie
Benke, Britta. Georgia O’Keeffe: Flowers in the Desert. Taschen, 2019
Barson, Tanya. O’Keeffe. Harry N. Abrams, 2016
Corn, Wanda M. Georgia O’Keeffe: Living Modern. Prestel, 2017
Collectif. La peinture américaine. Gallimard, 2002
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