marți, 28 septembrie 2021

Pieter Bruegel l'Ancien (vers 1525/1530-1569)

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Pieter Bruegelou Pieter Brueghelou Pieter Breughel

dit Bruegel l'Ancien

Bruegel l'Ancien, Rixe de paysans

Peintre flamand ( ? vers 1525-1530- Bruxelles 1569).

Avec Jan Van EyckJérôme Bosch – son père spirituel – et Petrus Paulus Rubens, qui possédait plusieurs de ses tableaux, Pieter Bruegel l'Ancien occupe un des quatre sommets de la peinture flamande. Si tout le monde est d'accord au sujet de ses qualités artistiques incomparables et de son influence sur l'évolution du paysage et de l'estampe, le message de son œuvre, par contre, donne toujours lieu à d'âpres controverses.

1. LES JALONS D'UNE VIE D'ARTISTE

1.1. D'ANVERS À BRUXELLES

L'orthographe correcte de son nom est « Brueghel » ou « Bruegel » et non « Breug(h)el ». La première est celle qu'il emploie jusqu'en 1559. À partir de cette année-là, il signe invariablement sans h.

Les données fournies par les chroniqueurs étant incomplètes, voire équivoques, on ignore le lieu exact de sa naissance, vraisemblablement en Brabant. On sait que Bruegel a travaillé avec Pieter Balten (vers 1525-1598 ?) au retable de la corporation des gantiers de Malines en 1550-1551. En cette dernière année, il devint franc-maître à Anvers, repère qui permet de situer sa date de naissance entre 1525-1530.

On le retrouve à Rome en 1553, où il semble avoir eu des rapports avec le miniaturiste croate Giulio Clovio. Dix ans après, il épouse à Bruxelles la fille de Pieter Coecke Van Aelst, Mayken, dont il aura deux fils : Pieter (1564 1638), dit Bruegel d'Enfer et Jan (→ Jan Bruegel). Une collection de tableaux- dont seize pièces de Bruegel mal spécifiées- est affectée comme gage à la ville d'Anvers par un négociant, Nicolas Jonghelinck. L'épitaphe de Bruegel dans l'église bruxelloise Notre-Dame-de-la-Chapelle- église où il s'était marié- nous apprend qu'il est mort en 1569.

1.2. DES DESSINS AU FEU

Les dates qui figurent sur ses dessins et ses estampes fournissent quelques renseignements supplémentaires au sujet de l'itinéraire de son voyage en Italie, mais notre source principale est, jusqu'à nouvel ordre, le chapitre que Carel Van Mander lui consacre dans son Schilder-Boeck (Livre des peintres), ouvrage qui parut à Haarlem en 1604. C'est dire que la biographie en question fut rédigée à peu près trente ans après la mort de Bruegel. Celui-ci aurait appris son métier chez Pieter Coecke Van Aelst, dont il allait épouser la fille qu'il avait, toute petite, souvent portée dans ses bras.

Établi à Anvers, il travaillait beaucoup pour un certain Hans Franckert, ami avec lequel il aimait se mêler aux convives des noces champêtres afin d'observer les manières des paysans. Se délectant aux ragots comme tous les chroniqueurs, Van Mander prétend qu'à Anvers Bruegel faisait ménage avec une servante qu'il aurait pour sûr épousée si elle n'avait eu la mauvaise habitude de mentir. C'est sa future belle-mère qui aurait exigé que Bruegel s'installât à Bruxelles afin de se soustraire à sa liaison anversoise.

En outre, Van Mander décrit bon nombre d'œuvres, dont plusieurs ont pu être identifiées. Parlant des dessins que Bruegel avait encore dans ses cartons, il prétend que celui-ci « les fit brûler par son épouse lorsqu'il sentit que l'heure de sa mort approchait ». Les légendes qui s'y trouvaient étaient « ou trop outrageantes ou trop satiriques » ; aussi « craignait-il que sa femme n'en eût des ennuis ».

2. L'ŒUVRE, MIROIR DE L'HOMME ET DE LA NATURE

2.1. DESSINATEUR AVANT D'ÊTRE PEINTRE

Bruegel avait l'habitude de signer et de dater ses œuvres. Ainsi, les tableaux dont l'attribution est contestée ne sont pas très nombreux. Que son œuvre peint, comprenant une quarantaine de chefs-d'œuvre, ait été réalisé pendant les dix dernières années de sa vie tient du miracle. Rien que pour l'année 1565, la liste de sa production comprend le Trébuchetle Christ et la femme adultèrele Massacre des Innocents ainsi que les Saisons ou les Mois, série qui comprenait à elle seule six panneaux (dont un semble avoir péri).

En réalité, Bruegel fut dessinateur avant d'être peintre. Ses feuilles les plus anciennes remontent à l'époque de son voyage en Italie : des paysages qui témoignent d'une vision que la critique a qualifiée à juste titre de « cosmique ». Ses dernières feuilles (les Apiculteurs et l'Été) portent la date de 1568.

Le catalogue de tous les dessins de Bruegel, tel qu'il a été dressé par Ludwig Münz, compte cent cinquante numéros, dont soixante-dix-sept esquisses ni datées ni signées (hormis les signatures apocryphes ou contrefaites), mais qui portent presque toujours l'inscription naar het leven, ce qui veut dire pris (ou dessiné) « sur le vif ». D'après des recherches publiées en 1970 (revue américaine Master Drawings), cette célèbre série d'esquisses ne serait pas de la main de Bruegel, mais probablement de celle de Roelant Savery.

2.2. L'ŒUVRE GRAVÉ

Tout porte à croire que Bruegel n'a manipulé le burin qu'une seule fois (la Chasse au lapin sauvage, 1566), mais, par les estampes qui ont été taillées d'après ses dessins, il occupe une place de choix dans l'histoire de la gravure au xvie s. Toutes ses planches ont été éditées par Hiëronymus Cock, dont l'officine à la fière enseigne cosmopolite « Aux Quatre Vents » était établie à Anvers près de la Bourse. Les sujets sont très variés : des paysages alpestres et fluviaux, des paraboles empruntées aux Évangiles, des thèmes littéraires, des scènes folkloriques et documentaires. Des séries telles que les Péchés capitaux (1556-1557) et les Sept Vertus (1559-1560) sont remarquables, ne serait-ce qu'au point de vue iconographique. Les dessins originaux de vingt-sept planches, sur un total de quatre-vingt-douze, ont été conservés.

3. LE STYLE DE BRUEGEL ET LE MANIÉRISME EUROPÉEN

3.1. DANS LA LIGNÉE DE BOSCH

Bruegel a-t-il vraiment appris son métier chez le peintre-graveur-architecte Pieter Coecke Van Aelst ? L'assertion de Van Mander est de nature à étonner les historiens de l'art, habitués à se mettre en quête d'influences stylistiques et à les utiliser comme moyen probatoire. Le style de Coecke, romaniste ou italianisant, n'a en effet rien de commun avec celui de Bruegel. Mais peut-être s'est-on trop aveuglé sur le contraste entre les deux styles. À l'encontre de tant de ses confrères, Bruegel fut à peine marqué par l'art italien. Les quelques éléments qu'il emprunta aux maîtres de la Renaissance italienne- tels le TintoretTitienRaphaël et Michel-Ange -, il les a parfaitement assimilés et adaptés au style qui était le sien. Si tant d'œuvres imposantes n'ont pas réussi à l'ébranler, pourquoi aurait-il moulé son style dans les concepts romanisants de Coecke ?

Van Mander écrit textuellement : « Bruegel s'était beaucoup exercé à imiter le faire de Jérôme Bosch. Comme celui-ci, il a composé de nombreuses scènes fantastiques et bon nombre de drôleries, ce qui l'a fait surnommer par beaucoup de gens Pierre le Drôle. » Cette assertion est amplement confirmée par l'œuvre. Ses panneaux du Combat de Carnaval et de Carême (1559, musée de Vienne), de la Chute des anges rebelles (1562, Bruxelles), de la Dulle Griet (Margot l'Enragée, 1562 ?, Anvers) et du Triomphe de la mort (1562 ?, Madrid) sont en effet boschiens, et il en est de même pour plusieurs de ses estampes. En passant en revue son œuvre dans l'ordre chronologique, on participe en quelque sorte à un long « travelling » cinématographique. Partant d'une vue d'ensemble de la foule grouillante, la caméra s'immobilise devant l'homme en gros plan.

3.2. LOIN DES CANONS CLASSIQUES

Ce fut Max Dvorak qui inséra l'art de Bruegel dans le cadre du mouvement maniériste européen. Certes, les paysans et les badauds, tels que Bruegel les a campés, gros et trapus, sont, stylistiquement parlant, tout aussi maniéristes que les ascètes et les apôtres allongés d'un Greco, mais on sait que le caractère du maniérisme est mal défini et que le contenu du terme varie selon l'auteur.

Autrefois, le style de Bruegel était fort peu goûté. Les érudits l'ont tour à tour qualifié en se servant de termes peu flatteurs : « vulgaire », « insupportablement cru », « grotesque ». Sans doute, ce peintre sublime a-t-il été trop souvent identifié avec ses modèles et avec ses sujets populaires. La beauté telle qu'il l'a conçue n'a certes rien des canons classiques que la Renaissance a enjolivés, mais, par le truchement de son style personnel, il a réussi une performance artistique qui n'a plus jamais été égalée, à savoir traduire la lourdeur, la stupidité, la balourdise avec élégance. Cette attitude s'explique sans doute par le fait que Bruegel n'adhéra point à l'euphorie de la vision humaniste italienne. Sa façon de considérer l'individu ne correspond-elle pas à l'esprit de ses paysages cosmiques ? Tout porte à croire que Bruegel a vu l'homme comme une créature impuissante, insignifiante, perdue dans l'espace, en bref « un si minime animalcule », comme l'a dit Érasme. Même campé à l'avant-plan d'un de ses dessins (par exemple l'Été, 1568, Hambourg), l'homme y est encore happé par le gouffre de la perspective.

Nous voilà bien loin de l'appréciation de celui qui a cependant redécouvert Bruegel- à savoir Henri Hymans (Gazette des beaux-arts, mai et novembre 1890, janvier 1891)- et qui affirmait tout de go :« Sans doute son champ d'investigation n'est point des plus vastes ; son ambition aussi a des bornes modestes. Elle se limite à la connaissance des hommes et des choses les plus proches. ».

4. DES LECTURES MULTIPLES

4.1. LE MONDE DES HUMBLES

Bruegel ne devint jamais le chef de file d'une école. Le Trébuchet, la série des Mois et la Pie sur le gibet annoncent l'art des paysagistes hollandais, mais déjà au xviie s. son œuvre tombe dans l'oubli. Même les scènes de taverne des Brouwer et Teniers respirent une atmosphère tout à fait différente. En somme, son message n'avait pas été entendu. Depuis, on s'est souvenu que le « Boerenbruegel »- Bruegel le paysan- fréquentait des humanistes, tel le géographe Abraham Ortelius. Aussitôt, l'érudition a mis l'œuvre de Bruegel dans une lumière différente.

En scrutant ses tableaux et ses gravures, on a cru y déceler des sous-entendus, des allusions, des coups de boutoir, voire des protestations violentes contre les pouvoirs. On lui trouve des sympathies pour les gueux et pour la Réforme. D'aucuns le soupçonnent d'une certaine irrévérence en matière de religion. D'autres auteurs estiment qu'il était très versé en alchimie et que certaines œuvres- par exemple la Dulle Griet- sont imprégnées de philosophie hermétique. D'autres encore soulignent la tendance sociale qui émane de certaines planches : Bruegel, prétendent-ils, a soutenu les pauvres contre les capitalistes.

Certes, Bruegel a vu que le peuple était opprimé et exploité. Il a vu que cette masse grouillante était tenue en bride par des soudards, des lansquenets recrutés parmi la fine fleur de la racaille. Certes, il a vu que ces mercenaires étaient, eux aussi, des pauvres diables qui ne savaient ni lire ni écrire, des béotiens qui devaient malgré tout gagner leur croûte, fût-ce à coups de pertuisane ou d'espadon. Cependant, rien ne prouve que le panneau du Massacre des Innocents ait été conçu pour stigmatiser la répression exercée par l'occupant espagnol. Le peintre aurait-il fait passer railleries et accusations sous le manteau de scènes orthodoxes, parce que bibliques ? L'esprit critique moderne tend évidemment à monter en épingle un Bruegel dont les comportements seraient ceux d'un homme extrêmement rusé. Mais, si l'on veut bien admettre que son œuvre était effectivement truffée d'allusions politiques, il faudrait bien en déduire que celles-ci n'étaient saisies que par un public très restreint. En outre, il serait absurde de supposer que les gens pétris d'esprit se rencontraient uniquement parmi les gueux et les libertins.

4.2. DES ÉNIGMES

Que Bruegel lance de temps à autre des moqueries allusives, nul ne le conteste, mais nombre de thèmes qui, jadis, étaient parfaitement intelligibles nous sont devenus inaccessibles. Quelle est au juste la signification profonde de cet étrange conciliabule des Mendiants ou des Culs-de-jatte (1568, Louvre) ? La lecture des chroniques nous apprend que la queue de renard, par exemple, était un emblème à significations multiples.

Si l'art de Bosch est profondément enraciné dans son terroir, celui de Bruegel est, lui aussi, fortement déterminé par le même climat spirituel, à savoir le caractère brabançon. L'étude de la littérature et du folklore brabançons fournit la preuve que l'énigmatique Dulle Griet n'est pas forcément l'image de la guerre, ni celle de l'insurrection contre le régime espagnol ; « Dulle Griet » était une locution courante par laquelle le peuple désignait la mégère, la femme hommasse.

4.3. UN PEINTRE HUMANISTE

Reconnaissons que la signification de certaines œuvres, comme la Pie sur le gibet (1568, Darmstadt), tableau que Bruegel légua par testament à son épouse, demeure abstruse. Mais, dans la littérature et le théâtre de l'époque, nous trouvons des passages qui peuvent résoudre pas mal de problèmes d'iconologie. Ainsi, tout le décor du fameux Pays de Cocagne (1567, Munich) est déjà décrit dans un texte néerlandais imprimé en 1546. Les soties et le théâtre des « rhétoriciens » nous expliquent des scènes comme le Combat de Carnaval et de Carême et nous révèlent certains aspects de l'esprit bruegélien. Les rhétoriciens, moralistes invétérés, ridiculisent la goinfrerie dans une sotie de 1561 ; à son tour, Bruegel regarde la gloutonnerie d'un œil prévenu.

L'interprétation selon laquelle il se serait opposé au capitalisme- notamment par ses estampes Elck (Chacun, 1558), Les gros poissons mangent les petits (1556), le Combat des tirelires et des coffres-forts (1563)- se révèle fausse à la lumière de la critique historique. En réalité, Bruegel a raillé la cupidité de l'homme, et il s'agit là d'une attitude humaniste. Dans la première planche, il reprend un adage que l'on trouve déjà chez François Villon : « Je cognois tout, fors que moy mesmes. »

Quel peintre avant lui avait observé l'homme avec une telle perspicacité ? La ruse et la bêtise, la misère, la faim, les maladies chroniques, l'esprit de lucre, la couardise, l'hypocrisie, la haine, la mort, l'ardeur et la fainéantise, l'affliction, la résignation et, en dépit de tout, la force vitale indestructible de l'homme, Bruegel a pénétré, compris et rendu tout cela. Comme François Rabelais, il eût pu dire : « Je ne bâtis que pierres vives : ce sont hommes. »

En scrutant l'œuvre de Bruegel, nombre de problèmes se révèlent provisoirement insolubles. Mais peut-être connaissons-nous néanmoins le thème principal de ses préoccupations, à savoir le comportement déraisonnable de l'homme au milieu d'une nature grandiose et impassiblement belle.

Parmi ses fils, Pieter II (1564-1638), dit Bruegel d'Enfer, l'imita de façon anecdotique.

Pieter Brueghel l'Ancien

 
 

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Patrick AULNAS

Autoportrait et portrait

Autoportrait de Pieter Brueghel l’Ancien (1565)

Autoportrait de Pieter Brueghel l'Ancien (1565)
Dessin, musée Albertina, Vienne. Titre : Le peintre et l'acheteur

 

Dominique Lampson. Portrait de Pieter Brueghel l’Ancien (1572)

 

Dominique Lampson. Portrait de Pieter Brueghel l'Ancien (1572)
Gravure extraite de Les Effigies des peintres célèbres des Pays-Bas (1572)

 

Biographie

v. 1525-1569

Les Brueghel constituent une dynastie de peintres flamands dont les plus importants sont Pieter Brueghel l'Ancien et Jan Brueghel de Velours. Pieter Brueghel, dit l'Ancien, grand peintre de la Renaissance flamande, eut deux fils également peintres : Pieter le Jeune dit d'Enfer (1564-1638) et Jan I (1568-1625) dit de Velours. Jan I aura lui-même deux fils peintres : Jan II dit le Jeune (1601-1678) et Ambrosius (1617-1675). Enfin Jan II aura deux fils peintres : Abraham (1631-1697) et Jan-Baptist (1647-1719). Le nom de la famille provient d'un petit village situé près de Breda, au sud des actuels Pays-Bas, où serait né Brueghel l'Ancien. Il choisit en effet le nom de ce village pour signer ses toiles. L'orthographe peut fluctuer : Brueghel ou Bruegel ou encore Breughel (adaptation en français, déconseillée).

Les informations biographiques concernant ce peintre sont peu nombreuses et il est courant de se référer à Karel Van Mander qui lui consacre un bref article (*). Sa date de naissance n'est pas connue, mais se situe probablement autour de 1525. Selon Van Mander, il fut l'élève de Pieter Coecke van Aelst (1502-1550), peintre flamand célèbre pour avoir peint une évocation très animée de La Cène dans une sorte d'auberge flamande. En 1552-53, il voyage en Italie selon un itinéraire que l'on a pu reconstituer en partie grâce aux dessins réalisés à cette occasion. Il a été jusqu'à Rome. A l'exception de ce voyage, Brueghel l'Ancien travaille à Anvers de 1551 à 1562 et appartient à la Guilde des peintres de la ville. Il se lie avec Hans Franckert, un marchand originaire de Nuremberg, qui est aussi son commanditaire. Van Mander rapporte les équipées des deux compères :

« Un marchand, du nom de Hans Franckert, lui commanda de nombreux tableaux. C'était un excellent homme qui était fort attaché au peintre. A eux deux, Franckert et Brueghel prenaient plaisir à aller aux kermesses et noces villageoises, déguisés en paysans, offrant des cadeaux comme les autres convives et se disant de la famille de l'un des conjoints. Le bonheur de Brueghel était d'étudier ces mœurs rustiques, ces ripailles, ces danses, ces amours champêtres qu'il excellait à traduire par son pinceau, tantôt à l'huile, tantôt à la détrempe, car l'un et l'autre genre lui étaient familiers. C'était merveille de voir comme il s'entendait à accoutrer les paysans à la mode campinoise ou autrement, à rendre leur attitude, leur démarche, leur façon de danser. Il était d'une précision extraordinaire dans ses compositions et se servait de la plume avec beaucoup d'adresse pour tracer de petites vues d'après nature. » (*)

 

Pieter Brueghel l'Ancien. La danse de la mariée en plein air (v. 1566)

Pieter Brueghel l'Ancien. La danse de la mariée en plein air (v. 1566)
Huile sur bois, 119,4 × 157,5 cm, Detroit Institute of Arts


Ce talent exceptionnel pour le dessin permet à Brueghel de travailler pour Hiéronymus (Jérôme) Cock (1510-1570), imprimeur et peintre, qui diffuse les estampes de Brueghel et également celles de Jérôme Bosch. Parmi ses commanditaires anversois figure Nicolaes Jonghelinck (1557-1570), homme d'affaires et banquier, mais aussi collectionneur d'œuvres d'art, qui possède seize tableaux de Brueghel.

Selon Van Mander, Brueghel a d'abord vécu à Anvers avec une servante à laquelle il avait promis le mariage sous condition : « [...] il marquerait tous ses mensonges sur une taille qu'il choisit de belle longueur. Si la taille venait à se remplir, le projet de mariage serait absolument abandonné, ce qui eut lieu avant qu'il fût longtemps ». Puis il se mit à courtiser la fille de Pieter Coecke van Aelst, son maître, mort en 1550. Il avait connu Mayken Coecke lorsqu'elle était enfant. La mère exigea cependant qu'il vienne s'installer à Bruxelles, ce qu'il fit en 1562. Le mariage eut lieu en 1563. Deux enfants naîtront de cette union, qui deviendront tous deux peintres : Pieter le Jeune dit d'Enfer en 1564 et Jan dit de Velours ou l'Ancien en 1568.

Pieter Brueghel l'Ancien meurt en 1569 et est inhumé dans l'église Notre-Dame de la Chapelle à Bruxelles.

 

Œuvre

Pieter Brueghel l'Ancien est un peintre atypique comme peut l'être Jérôme Bosch, dont il s'est parfois inspiré. Bien qu'ayant vu les grands chefs-d'œuvre de la Renaissance italienne, son style est très éloigné des ambitions de l'art de la péninsule : pas d'idéalisation de la beauté antique, mais une représentation réaliste de la vie paysanne. Il est un grand maître d'un genre jugé inférieur aux scènes religieuses et mythologiques, mais c'est essentiellement pour cela qu'il marque l'histoire de l'art.

A cet égard, il s'inscrit dans l'histoire de la peinture flamande et hollandaise de façon magistrale. Les grands peintres du 15e siècle (Robert CampinVan EyckVan der Weyden) avaient souvent situé leurs scènes religieuses dans un décor typiquement flamand (architecture, mobilier, paysage), mais le sujet principal restait religieux à quelques exceptions près (Les Époux Arnolfini par exemple). Avec Brueghel l'Ancien, les priorités sont inversées. Lorsqu'il peint un paysage et lui associe une thématique religieuse, celle-ci est à l'évidence accessoire. Et lorsque le sujet religieux prend davantage d'importance (La chute des anges rebellesLe portement de croix), on est fondé à se demander s'il n'est pas un simple prétexte à un brillant exercice pictural.

 

Pieter Brueghel l'Ancien. La Chute des anges rebelles (1562)

Pieter Brueghel l'Ancien. La Chute des anges rebelles (1562)
Huile sur bois, 117 × 162 cm, Musées royaux des Beaux-arts de Belgique, Bruxelles.

 

Mais Brueghel va plus loin encore en faisant des scènes villageoises un sujet majeur de son œuvre. Il préfigure ainsi la peinture hollandaise du siècle suivant qui privilégiera les sujets profanes (paysages, scènes de genre, natures mortes). De Robert Campin à Johannes Vermeer, l'évolution fut donc très progressive mais constante : les peintures flamande et hollandaise se libèrent lentement de l'orientation religieuse.

 

Pieter Brueghel l'Ancien. Paysage avec la parabole du semeur (1557)

Pieter Brueghel l'Ancien. Paysage avec la parabole du semeur (1557). Huile sur bois, 70 × 102 cm, Galerie d'art Timken, San Diego, Etats-Unis. Le semeur jette des graines au hasard mais seules celles qui tombent dans la bonne terre germe et sont productives (Évangile selon saint Matthieu). Pour les chrétiens, cela signifie que Dieu s'adresse à tous et qu'il appartient à tous de recevoir ou non son message. Le titre est un prétexte religieux. Le tableau est en fait un beau paysage imaginaire comme en créait Joachim Patinir dès le début du siècle. Jan Brueghel de Velours poursuivra dans ce genre.

 

Pieter Brueghel l'Ancien. Paysage avec la chute d'Icare (v. 1558)

Pieter Brueghel l'Ancien. Paysage avec la chute d'Icare (v. 1558). Huile sur toile marouflée sur bois, 73,5 × 112 cm, Musées Royaux des Beaux-Arts, Bruxelles. Mythologie grecque. Dédale et son fils Icare fuient la vengeance de Minos, roi légendaire de Crête et fils de Zeus. Dédale pense qu'il serait possible de voler comme les oiseaux. Il décide de fabriquer des ailes avec de la cire et des plumes. Mais son fils Icare, grisé par cette expérience, s'approche trop du soleil. La cire fond et Icare meurt en tombant dans la mer. Sans le titre du tableau, peu nous importeraient les jambes d'Icare qui dépassent ridiculement de la mer en contrebas. L'artiste se moque. Les gens sérieux (le laboureur, le pâtre) ne s'intéressent pas à Icare. Drôle mais un peu court. Ce sont les rêveurs qui changent le monde. Beau paysage imaginaire en tout cas. Authenticité discutée : voir Wikipédia

 

Pieter Brueghel l'Ancien. Les proverbes flamands (1559)

Pieter Brueghel l'Ancien. Les proverbes flamands (1559). Huile sur bois, 117 × 163 cm, Staatliche Museen, Berlin. Également titré Le Monde renversé ou La Huque bleue, ce tableau est l'un des premiers où l'artiste laisse libre court à son regard mi ironique, mi-poétique sur le monde qui l'entoure en représentant une profusion de petits personnages agités sur fond de paysage plus ou moins imaginaire. Il s'agit de l'illustration de proverbes courants à l'époque et connus de tous (de 85 à 118 proverbes sur le tableau !). Par exemple, au premier plan à droite, figure une roue avec un bâton illustrant l'expression encore en usage aujourd'hui : « mettre des bâtons dans les roues ». Pour la liste complète, voir Wikipédia

 

Pieter Brueghel l'Ancien. Les jeux d'enfants (1560)

Pieter Brueghel l'Ancien. Les jeux d'enfants (1560). Huile sur bois, 116 × 161 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne. Le tableau comporte environ 250 enfants pratiquant 84 jeux dans les rues d'une bourgade flamande avec une ouverture vers la campagne à gauche permettant de donner de la profondeur à la composition.

 

Pieter Brueghel l'Ancien. La Chute des anges rebelles (1562)

Pieter Brueghel l'Ancien. La Chute des anges rebelles (1562). Huile sur bois, 117 × 162 cm, Musées royaux des Beaux-arts de Belgique, Bruxelles. Ce tableau fait partie de la série des œuvres couvertes de multiples personnages, mais l'inspiration est clairement du côté de Jérôme Bosch : thème religieux, obsession du mal. Le mythe judéo-chrétien de la chute des anges rebelles comporte des variantes mais il s'agit d'anges (le bien) s'étant détournés de leur créateur pour rallier le démon (le mal). Évidemment, cette trahison entraîne leur chute, provoquée par Dieu. Ici, saint Michel en armure, aidé d'anges loyaux (en blanc), chasse une infinité de créatures déchues figurées comme plus ou moins monstrueuses. Comparer ces créatures à celles de l'enfer du Jardin des délices de Bosch (aile droite).

 

Pieter Brueghel l'Ancien. Le triomphe de la mort (v. 1562)

Pieter Brueghel l'Ancien. Le triomphe de la mort (v. 1562). Huile sur bois, 117 × 162 cm, musée du Prado, Madrid. Vaste paysage apocalyptique constituant une allégorie de la mort, représentée sous différentes formes : combat, exécution, suicide, crime, etc. L'influence de Jérôme Bosch est évidente. Comme pour La chute des anges rebelles, ci-dessus, outre les qualités esthétiques, l'intérêt principal aujourd'hui se situe dans la représentation du mental des hommes de l'époque. Imprégnés de religiosité, ils sont hantés par le mal et la douleur qui d'ailleurs sont omniprésents dans leur environnement (maladies, guerres, etc.).

 

Pieter Brueghel l'Ancien. La Tour de Babel (1563)

Pieter Brueghel l'Ancien. La Tour de Babel (1563). Huile sur bois, 114 × 155 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne. Ancien Testament. Après le Déluge, les hommes entreprennent la construction d'une immense tour dans le pays de Shinar. Son sommet doit toucher le ciel. Dieu les en empêche en brouillant leur langage (ils ne se comprennent plus) et en les dispersant sur toute la terre. Brueghel semble s'être inspiré du Colisée qu'il avait vu lors de son séjour à Rome. En bas à gauche, on aperçoit le roi Nemrod, le premier roi après le Déluge, selon la légende biblique.

 

Pieter Brueghel l'Ancien. Paysage avec la fuite en Egypte (1563)

Pieter Brueghel l'Ancien. Paysage avec la fuite en Egypte (1563). Huile sur bois, 37,1 × 55,6 cm, Institut Courtauld, Londres. Très beau paysage imaginaire allant vers l'infini, à la Patinir. On pourra comparer avec le chef-d'œuvre de Patinir de 1520 : Le repos pendant la fuite en Egypte.

 

Pieter Brueghel l'Ancien. Le Portement de Croix (1564)

Pieter Brueghel l'Ancien. Le Portement de Croix (1564). Huile sur bois, 124 × 170 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne. Ou La montée au calvaire. Le Christ porte sa croix au milieu d'une nuée de personnages divers, dont Marie, assise au premier plan. Le paysage est imaginaire avec un improbable moulin hérissé au sommet d'un piton rocheux. Le calvaire apparaît en haut à droite au milieu d'un cercle de petits personnages.

 

Pieter Brueghel l'Ancien. Chasseurs dans la neige (1565)

Pieter Brueghel l'Ancien. Chasseurs dans la neige (1565). Huile sur bois, 117 × 162 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne. Cette composition est un des quatre tableaux consacrés au cycle des saisons. Il s'agit du premier paysage enneigé peint par Brueghel, peut-être inspiré de la page février des Très Riches Heures du duc de Berry (1410-1416). Mais le paysage est ici l'élément principal alors qu'il n'était qu'accessoire chez les frères Limbourg. Au cours des années suivantes Brueghel reprendra le thème de la neige dans quatre autres tableaux.

 

Pieter Brueghel l'Ancien. La danse de la mariée en plein air (v. 1566)

Pieter Brueghel l'Ancien. La danse de la mariée en plein air (v. 1566). Huile sur bois, 119,4 × 157,5 cm, Detroit Institute of Arts, Detroit. Représentation pleine de mouvement et aux couleurs vives d'une noce paysanne. Brueghel connaissait bien le sujet pour avoir participé à de telles festivités avec son ami Hans Franckert.

 

Pieter Brueghel l'Ancien. Le repas de noces (1568)

Pieter Brueghel l'Ancien. Le repas de noces (1568). Huile sur bois 114 × 164 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne. Ou La noce paysanne. Ce tableau complète le précédent pour fournir une vision réaliste des noces paysannes du 16e siècle. L'abondance alimentaire est de mise et seule la mariée s'abstient. Les qualités de dessinateur du peintre apparaissent dans les mouvements des personnages, visiblement saisis sur le vif, et dans l'effet de perspective suivant la ligne de fuite de la table. Les couleurs chaudes et la lumière tamisée évoquent la convivialité.

 

Pieter Brueghel l'Ancien. Tête de paysanne (1564-68)

Pieter Brueghel l'Ancien. Tête de paysanne (1564-68). Huile sur bois, 22 × 18 cm, Alte Pinakothek, Munich. Il s'agit du seul portrait peint par Brueghel, constituant probablement une étude en vue d'un tableau plus important. Là encore, le réalisme de l'expression laisse penser qu'un croquis préparatoire a été pris sur le vif.

 

Pieter Brueghel l'Ancien. Les mendiants (1568)

Pieter Brueghel l'Ancien. Les mendiants (1568). Huile sur bois, 18,5 × 21,5 cm, musée du Louvre, Paris. « Cinq mendiants, culs-de-jatte et autres estropiés, se traînent péniblement sur leurs béquilles, dans la cour ensoleillée d'un hôpital de briques rouges. Ils semblent sur le point de se séparer pour aller demander l'aumône dans différents endroits, tout comme la femme de l'arrière-plan qui tend une sébile. Au dos du tableau une inscription flamande proclame : "Courage, estropiés, salut, que vos affaires s'améliorent". » (Notice musée de Louvre). Encore une fois, il apparaît que Brueghel a observé attentivement et sans doute dessiné préalablement des mendiants physiquement handicapés car le réalisme des postures et des mimiques est saisissant : « une œuvre très forte malgré son petit format. » (Notice musée du Louvre)

 

Pour visionner d'autres œuvres sur GOOGLE ARTS & CULTURE, cliquer sur le nom du peintre : 

 PIETER BRUEGHEL L'ANCIEN

Fabienne Pasau

Aux alentours de 1565, dans nos régions, le climat subit des changements importants : une légère baisse des températures moyennes, des hivers très longs et très froids, alors que les printemps et les étés sont peu lumineux, frais et humides. On fait face à des tempêtes, des inondations sévères ou à des épisodes de sécheresse.

K

C’est dans ce contexte que Pieter Bruegel dit l’Ancien va inscrire son art et offrir à la Renaissance flamande quelques-uns de ses plus grands chefs-d’œuvre. Certains, précisément, décrivent des paysages d’hiver.

Bruegel a-t-il voulu témoigner de leur rudesse ? 
Peut-on voir dans ces scènes des témoignages historiques
du climat du XVIe siècle ?

Sabine Van Sprang, historienne de l’art, conservatrice aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, est l'auteure, avec Tine Luk Meganck, de Bruegel et l’hiver, aux Editions du Fonds Mercator.

 

Bruegel, peintre naturaliste

Bruegel l'Ancien a vécu à Anvers et Bruxelles, ces deux grandes métropoles brabançonnes très riches du XVIe s. Ses tableaux illustrent le siècle. Il incarne aux yeux des chercheurs le peintre des citadins. Les historiens voient la dimension extrêmement réaliste de son oeuvre, tandis que les historiens d'art ont tendance à avoir une lecture moins réaliste, plus symbolique.

Beaucoup ont cru que Bruegel rendait compte non seulement des bouleversements climatiques mais aussi des troubles qui secouaient nos régions dans ces années-là.

Les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique possèdent deux paysages d'hiver de l'artiste.

L'un, Paysage d'hiver avec des patineurs et une trappe pour oiseaux, a été peint en 1565. L'hiver 1564-1565 a été particulièrement rigoureux, au beau milieu du petit âge glaciaire, les témoignages écrits sont unanimes à cet égard.

Pieter Bruegel l'Ancien - Paysage d'hiver avec patineurs et trappe à oiseaux - 1565 © Musée Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles

Il s'agit d'un tableau naturaliste où l'on voit un village brabançon et des villageois qui patinent paisiblement sur une rivière gelée. Le temps paraît suspendu. La note moins positive est cette trappe à oiseau, à l'avant-plan. On a voulu l'interpréter de façon symbolique, en la mettant en rapport avec l'idée de l'âme, les oiseaux étant à l'époque un symbole de l'âme. S'agirait-il donc d'un piège pour l'âme ? Elle renverrait vers les patineurs inconscients des dangers qui les guettent sur la glace, qui peut céder et les emmener vers l'enfer. 

Sabine Van Sprang préfère, quant à elle, rattacher cette image à la tradition calendaire où l'hiver est représenté par des patineurs et qui donne de la campagne et de l'existence une image positive. Bruegel restitue d'ailleurs très bien cette ambiance de froid, de détente. Il n'évoque absolument pas les désagréments du froid, les privations, le manque de bois de chauffage...

 

Bruegel, peintre engagé ?

L'autre tableau, Le dénombrement de Bethléem, date de 1566, une année qui connaît une vague iconoclaste extrêmement violente. On a voulu interpréter ce tableau comme une critique à peine voilée du gouvernement des Habsbourg, mais ça ne se vérifie pas du tout.

"Il est en effet anachronique de s'imaginer qu'un artiste du XVIe s puisse exprimer ses convictions personnelles dans des tableaux de commande, sans tenir compte des convictions des commanditaires. La clientèle connue de Bruegel est composée de grands commerçants, de gens proches du gouvernement. Ce n'est certainement pas un tableau qui remet en question le gouvernement central" affirme Sabine Van Sprang.

On ne voit pas tout de suite qu'il s'agit d'un scène biblique, puis on découvre peu à peu Joseph et Marie qui vont inscrire leur enfant au recensement. Il s'agit d'un support à la méditation sur le pèlerinage de la vie, cette existence semée d'embûches qu'il faut éviter pour accéder à la maison de Dieu. La voie du Seigneur est ici représentée par Marie et Joseph. 

Des tableaux-témoignages ?

Bruegel est l'un des premiers à représenter l'hiver en tableaux monumentaux, insistant sur la représentation de la neige. Avec lui, l'hiver devient un sujet. 

Cependant, il ne cherche pas à témoigner de cette période de refroidissement, car en fait, son but n'est pas de peindre pour l'histoire. Son sujet est clairement ailleurs, il faut plutôt voir ses tableaux comme un support à allégories, recommande Sabine Van Sprang


Pérégrinations botaniques dans l’œuvre de Pieter BRUEGEL l’Ancien (vers 1525-1569). Jean-Patrice MATYSIAK

https://www.tela-botanica.org/wp-content/uploads/2020/11/bruegel-botaniste.pdf

Une œuvre inconnue de Bruegel l'Ancien aurait été découverte

Le musée du Prado, à Madrid, a authentifié ce qui serait dès lors l'une des plus grandes toiles en taille du maître flamand connues. La restauration, qui doit encore durer plusieurs mois, a révélé un fragment de signature de Pieter Bruegel l'Ancien.

Par  et Philippe Dagen

Publié le 24 septembre 2010 à 18h20 - Mis à jour le 27 septembre 2010 à 08h41 

Temps de

Lecture 4 min.

Le tableau de Bruegel l'Ancien que le musée du Prado, à Madrid, estime authentifié.

Le musée du Prado, à Madrid, pense voir authentifié une nouvelle toile de Pieter Bruegel dit l'Ancien (vers 1525-1569), portant ainsi à 41 le nombre de toiles connues du peintre flamand dans le monde. C'est ce qu'a annoncé, jeudi 23 septembre, la ministre espagnole de la culture, Angeles Gonzalez-Sinde. L'œuvre, qui appartient à une collection privée espagnole, est de très vaste format – 148 cm de haut, 270,5 cm de long –, ce qui en ferait l'un des plus grands Bruegel l'Ancien connus.

Elle a été peinte par la technique de la tempera, qui utilise une émulsion à base d'œuf ou de colle pour lier les pigments au lieu d'employer l'huile, procédé inhabituel dans l'œuvre du peintre. En assez mauvais état, à en juger par la photographie qui a été diffusée, la toile a été confiée pour restauration au laboratoire du musée du Prado en février, qui pense devoir travailler encore neuf mois dessus. Au cours de cette restauration, une radiographie a révélé des fragments de la signature de Bruegel l'Ancien au bas du tableau. Ce dernier aurait pour sujet, et donc pour titre, Le Vin à la fête de Saint-Martin.

Le saint, que l'on fête le 11 novembre, est en effet clairement visible. Il est ce noble cavalier monté sur un cheval blanc, dans l'angle inférieur droit de la toile, qui a sorti son épée afin de couper une partie de son manteau pourpre pour la donner à un mendiant afin qu'il cache sa nudité et se réchauffe.

ON SE POUSSE, ON S'EMPOIGNE, ON DANSE

Fils d'un officier romain, lui même soldat affecté en Gaule, le jeune Martin, alors âgé de 18 ans, aurait accompli cette bonne action un soir d'hiver 338 à Amiens pour vêtir un malheureux. La nuit suivante, le Christ lui apparut vêtu de ce même pan de manteau. Il devint plus tard évêque de Tours. Aussi est-il appelé souvent saint Martin de Tours. Son geste de charité est l'épisode le plus souvent représenté de sa légende. Bruegel s'inscrit ainsi dans une tradition iconographique abondante.

Mais il s'y inscrit d'une façon toute particulière, associant à la pieuse générosité du jeune soldat une scène de beuverie campagnarde. Les détails scabreux prolifèrent. On se presse autour de la barrique écarlate pour remplir un pot ou une tasse, hommes et femmes mêlés, sans distinction de sexe ni d'âge. On se pousse, on s'empoigne. Les visages indiquent, selon les cas, la concupiscence, la colère ou l'intempérance, autant de péchés capitaux.

Au sommet du groupe, des énergumènes ivres brandissent leurs pots, gesticulent, crient et chantent sans doute ? L'un d'eux – et ce n'est pas fortuit – a un visage velu, à mi-chemin entre l'ours et le chien : il est ravalé au rang de bête et n'a donc plus face humaine. Dans le coin gauche, c'est pire, si possible : un ivrogne dort sur le sol, un autre vomit, deux se battent et une jeune mère fait boire à son nourrisson un peu de vin dans sa coupe de terre cuite ou d'étain. Un peu plus loin, on danse. La restauration pourrait révéler, dans la pénombre, des couples occupés à des plaisirs plus intimes.

La toile est donc construite sur l'opposition entre le geste admirable du saint et l'ignominie des buveuses et des buveurs. Le premier ne fait que rendre la seconde plus misérable. Le vin à la fête de Saint-Martin fonctionne à la manière d'une leçon de morale et d'un rappel aux vertus élémentaires. Si Bruegel l'Ancien est loin d'être le seul, parmi les peintres flamands du XVIe siècle, à concevoir ses tableaux comme des fables ou des proverbes, il est l'un de ceux qui paraît avoir attaché le plus d'importance à cette fonction. Ce serait une raison de croire à l'attribution de la toile avancée par le Prado.

FLUIDITÉ EXEMPLAIRE

D'autres preuves semblent pouvoir être tirées de la manière picturale avec laquelle l'auteur traite la scène. Il ne s'agit pas du style d'ensemble : peindre des paysans dans des situations ridicules, accumuler les détails grotesques, peupler la surface d'une foule serrée et agitée, Bruegel l'Ancien n'est pas le seul à l'avoir fait, d'autant moins qu'il a eu des disciples et des imitateurs, dont plusieurs dans sa famille, à commencer par son fils Pieter Bruegel le Jeune (1564-1635).

Ce qui inciterait à croire à l'attribution, ce sont certaines qualités qui ne se retrouvent – ou pas autant – chez ses continuateurs, parce qu'ils plagient. Les figures sont justement proportionnées, les gestes sont libres et variés et les vêtements les suivent avec une fluidité exemplaire. Il est aussi remarquable que, à la différence de ses suiveurs, l'auteur de cette œuvre évite de "bloquer" la perspective en entassant à l'arrière-plan des maisons ou des montagnes. Il ménage un espace lointain et fait circuler l'air autour des groupes. Il sait aussi jouer avec les échos de couleurs, les roses et les rouges d'une part, les bleus et les blancs de l'autre, ce dont, peut-on penser, seul un peintre de la qualité de Pieter Bruegel l'Ancien est capable.

Rien d'étonnant, dans ces conditions, si le musée du Prado souhaite acquérir la toile. En négociation avec les propriétaires, dont le nom a été tenu secret, le musée disposerait d'une "option d'achat très avantageuse", a indiqué Mme Gonzalez-Sinde en précisant que les propriétaires "préfèrent que la toile fasse partie d'une collection publique espagnole plutôt qu'elle sorte (du pays) ou qu'elle soit vendue à une autre collection privé". Si l'achat est conclu et l'attribution, unanimement acceptée, le Prado pourra se flatter de posséder deux grandes compositions de Pieter Bruegel l'Ancien, puisqu'il en conserve déjà Le Triomphe de la mort.

Que voir et faire La chasse dans la neige par Bruegel l’ancien?

Pour finir cette promenade, nous vous proposons maintenant de découvrir l’un des tableaux les plus célèbres du musée : la Chasse dans la neige de Pieter Bruegel l’ancien. Il se trouve dans la salle n°10. Pour cela prenons la porte à droite du tableau de Van Dyck et pénétrons salle suivante. N11 en chiffre romain Quand vous avez la porte dans le dos, tournez sur votre droite et gagnez la prochaine porte. Nous nous retrouvons dans la salle suivante qui est la n°10. Une fois entrés, tournez vous vers le long mur sur votre droite, le premier tableau accroché là est la Chasse dans la neige de Bruegel. Nous ne disposons que de très peu d’informations sur Bruegel. Son nom apparaît pour la première fois en 1550. Après ses années d’apprentissage, il effectue le traditionnel voyage en Italie que tout bon peintre se devait d’effectuer. A son retour à Anvers, il réalise un grand nombre de gravures sur son séjour italien. Elles vont le rendre célèbre. Son œuvre couvre une quarantaine de tableaux et une soixantaine de dessins. Le Kunsthistorisches Museum renferme la plus importante collection de cet artiste, et elle est réunie dans la salle où nous nous trouvons. L’influence de Bruegel dans les Flandres fut immense dans le domaine de la peinture de paysage. Le paysage d’hiver que nous regardons appartient à un ensemble de 6 compositions sur les Saisons. Pourquoi 6 quand il n’y a que 4 Saisons, car Bruegel a rajouté le pré-printemps et le pré-été. Le vrai titre de cet ensemble est d’ailleurs « les temps de l’année » et non « les saisons ». Le musée possède trois tableaux de cette série accrochés côte à côte sur ce mur. Nous avons devant nous l’hiver. A sa gauche, c’est « le retour du troupeau pour l’automne » et enfin le pré-printemps, titré « journée sombre ». L’hiver que nous contemplons est certainement le plus célèbre paysage enneigé de la peinture européenne. Comme tous les tableaux du cycle des saisons, il possède une tonalité chromatique dominante. Ici, c’est le blanc de la neige et une sorte de vert bleuté qui sert à en intensifier l’effet de blancheur. Ce sont naturellement les couleurs de l’hiver. Elles sont synonymes de froid et de glace. Le vert bleuté ne fait que relever la blancheur générale. Maintenant, regardez au premier plan, à gauche : on voit un groupe de 3 chasseurs revenant au village, accompagnés de leurs chiens. Tous sont fatigués. Les chiens, tête lasses reniflant le sol, marchent le dos courbé par la fatigue. Les chasseurs, quant à eux, ont aussi le dos courbé. Ils ont hâte de rentrer bien que la chasse n’ai pas été très fructueuse. Regardez : leurs gibecières semblent vides. Et voyez la perche : on y trouve un seul lapin. Et maintenant, regardez à l’extrême gauche du tableau : vous voyez ? Bruegel a ajouté une auberge typique des Flandres et de Bruegel d’ailleurs. Devant, un homme et une femme s’activent à alimenter un feu. Ils se préparent à fumer le cochon, activité typique du mois de décembre. Et c’est cette image qui permet de placer le tableau à ce moment précis de l’année. L’auberge et les chasseurs sont sur une colline qui domine le village en contrebas. Voici la richesse de l’œuvre de Bruegel : savoir représenter toutes les événements les plus quotidiens de la vie d’un village. Il est un maître de la scène de genre, mais pas de la vie bourgeoise comme Vermeer. Non ! Bruegel s’intéresse à ce que nous pourrions nommer les petites gens. Pour accentuer l’impression de hauteur et de lointain, Bruegel a peint des arbres entre lesquels passent les chasseurs. Ce qui donne un très bel effet de profondeur. Regardons en bas de la pente maintenant : on voit de charmantes maisons, quelques clochers d’églises et surtout un cour d’eau gelé transformé en patinoire bleu pâle. Malgré le froid, la vie est partout présente. Sur la patinoire de petits personnages s’amusent à glisser. Bruegel a réussi à les montrer de façon très réaliste et, sans trop de mal, nous pouvons distinguer leurs activités. Prenez le temps de regarder ces patineurs !!!. Nous voyons une bande de neige au milieu du tableau qui sépare horizontalement 2 étendues de glace. Voyez sur la première étendue juste devant la bande de neige, un groupe de 3 figures qui lancent des poids sur la glace : c’est l’ancêtre du bowling. Sur la seconde surface, un couple se tient par la main, et un autre personnage gît au sol, clin d’œil facétieux caractéristique de l’art de Bruegel qui adorait les scènes de patineurs. Pourtant ce tableau est très différent. Pourquoi à votre avis ? Et bien parce que d’habitude, ce sont les activités humaines qui concentrent l’intérêt alors que le paysage, quant-à-lui, sert de toile de fond. Ici nous observons l’inverse. Le paysage est le sujet même et les humains ne servent qu’à en animer l’espace. Regardez dans le lointain cette extraordinaire vue d’une région montagneuse enneigée presque entièrement bi-chrome. On y voit une superbe alternance de couches blanches et verts-bleuté. La touche de Bruegel est très plate et sans relief comme nous pouvons le constater en contemplant l’étendue de neige au premier plant sur laquelle marchent les chasseurs.. Il a posé sa couleur par grands aplats lisses pour créer une atmosphère de calme, de ralenti, ouatée qui correspond parfaitement aux mois d’hiver. N’avez-vous pas le sentiment de ressentir le froid en contemplant ce chef-d'œuvre ?

https://boowiki.info/art/les-peintures-de-pieter-bruegel-l-ancien/parabole-des-aveugles.html


Bruegel l’Ancien. Puissances de vie de la peinture

Philippe et Françoise ROBERTS-JONESBruegel, Flammarion, 2020, 352 p., 35 €, ISBN : 978-2081519152

roberts jones bruegelL’art de peindre est affaire de regard. Un tropisme du voir en direction de la complexité du monde. L’art de raconter, de mettre en perspective que déclinent Françoise Roberts-Jones et Philippe Roberts-Jones (décédé en 2016) dans leur monographie sur Bruegel est l’œuvre de deux historiens de l’art doublés du regard du poète. Dans cette nouvelle édition d’un ouvrage majeur paru en 1997, au fil d’une abondante iconographie dont on saluera la qualité des reproductions, on découvre non seulement une monographie de Pierre Bruegel l’Ancien mais l’affirmation d’une méthodologie, d’une pratique et d’une pensée de l’histoire de l’art.

Situant le peintre brabançon à la croisée  du « mystère médiéval et de l’humanisme de la Renaissance », les auteurs questionnent tout à la fois la genèse de l’acte créateur bruegelien et le contexte politique, religieux, social et artistique dans lequel il s’inscrit. Porté par une érudition joyeuse, un questionnement de la composition graphique et un dialogue trans-séculaire, l’ouvrage descend à bras-le-corps dans la vision du monde traduite dans la quarantaine de tableaux, les dessins, les gravures de celui dont la vie ne nous est parvenue que sous une forme lacunaire.

Comment lire le visible ? Comment laisser le voir s’exprimer en mots sans le rabattre sur le lisible ? Art du détail, de la miniature, génie paysagiste, création d’un style personnel novateur sur fond d’une maîtrise de la tradition, filiation et rupture avec Jérôme Bosch, émancipation par rapport au Primitifs flamands, aux maîtres italiens, importance du voyage en Italie, analyse de l’imaginaire bruegelien, de la manière dont il évoque son temps, s’en empare, dont il en ausculte les changements et les troubles, attention à son observation de la nature, des cycles des saisons, du temps qui passe, approche de sa postérité, de l’universalité d’une œuvre de génie en laquelle chaque époque puise un enseignement, une extase visuelle, la nôtre en particulier, tant ses crises paroxystiques riment avec celles qui traversèrent le 16e siècle… Bruegel nous immerge au cœur de l’expérience esthétique, celle du créateur, celle du récepteur. Par l’approche des thèmes («  l’enfer et le ciel », « la nature et l’homme », « la condition humaine et la société »), par l’étude de l’image bruegelienne, de ses sources, de sa richesse, des querelles entre exégètes, la synthèse picturale, le trait et la couleur du Portement de Croix, du Paysage d’hiver avec patineurs et trappe à l’oiseau, de La tour de Babel, des dessins, des gravures surgissent devant nos yeux, affleurant dans les tempêtes de lumière jaune, dans les jeux des matières, des brumes du Nord, des cieux enneigés, de la composition des plans. De nombreux écrivains, poètes ont été inspirés, habités par Bruegel, Émile Verhaeren, Ghelderode, Yourcenar, Dominique Rolin, Aragon, Gottfried Benn, Huxley, William Carlos Williams… C’est Artaud, rappellent les auteurs, qui, dans Le théâtre et son double, a perçu dans la scénographie bruegelienne de la cruauté, des flammes de la mort et des paraboles de la vie quotidienne, un « théâtre muet mais qui parle beaucoup plus que s’il avait reçu un langage pour s’exprimer ». Dans le tableau Dulle Griet, Antonin Artaud décèle combien « de toutes parts le théâtre y grouille ».

Quand ils évoquent la complexité expressive de Bruegel, la diversité de ses registres — sensible et spirituel —, quand ils abordent les effets esthétiques produits sur le spectateur, Françoise et Philippe Roberts-Jones conjuguent le regard de l’historien de l’art et celui de l’écrivain, du poète, attentif à maintenir l’univers bruegelien dans l’ouvert, à ne pas dicter au lecteur une perspective de lecture au détriment des autres, à le laisser choisir entre la voie de l’interprétation picturale et celle d’un voir étranger à toute herméneutique. Comme Icare, le spectateur peut préférer l’immersion-noyade dans les flots. Leur conception théorique et pratique de l’histoire de l’art se voit condensée à la fin de l’ouvrage : « Vouloir emprisonner un créateur dans l’histoire, c’est le tuer ». L’histoire de l’œil à laquelle ils nous convient n’enferme pas le monde des formes dans une grille historienne mais laisse la puissance créatrice danser dans l’inépuisable. La peinture rugir dans la vie.

C’est donc le résultat, l’œuvre et son auteur, en l’occurrence Bruegel qui importe, bien davantage que le contexte dans lequel il s’épanouit ou contre lequel il s’insurge car, sans récepteur, aucun écho et, sans sa spécificité, aucun angle de vue, aucun relais créateur.    

 

Le Triomphe de la Mort de Pieter Brueghel l’Ancien

ANALYSE D'ŒUVRE D'ART

Lumière sur «Le Triomphe de la Mort» de Pieter Bruegel l’Ancien

Le fléau qui sévit actuellement dans notre monde nous rappelle l’œuvre poignante de virtuosité et de détails du grand peintre flamand Pieter Bruegel l’Ancien, «Le Triomphe de la Mort». Datée de 1562 et exposée au Musée du Prado, à Madrid, cette huile sur bois de 117 x 162 cm est un vif témoignage d’une époque ponctuée et tourmentée par les épidémies et les conflits. Leurs ravages sur les corps et les esprits sont incarnés avec un réalisme et une émotion exacerbés dans cette œuvre cathartique de génie. Mourants, malades et défunts se succèdent dans un paysage apocalyptique et sont autant de vestiges d’une époque si lointaine et soudain si proche de nous, nous rappelant avec humilité à la dureté du monde et à fragilité de l’existence.

Orfèvre pictural à l’œuvre foisonnante et prolifique, Pieter Bruegel l’Ancien est né au XVIe siècle à Breda, dans des Flandres meurtries par une succession de conflits religieux, politiques et sociaux. Bien qu’une nébuleuse de mystères entoure sa brève carrière, sa vie aux Pays-Bas et en Belgique influencée par ses pérégrinations en Italie, son intérêt pour les fêtes villageoises et les mœurs rustiques, son talent d’observateur aigu, son tempérament humoristique et son faible pour les chefs-d’œuvre du grand Jheronimus Bosch ne font nul doute.

Inspiré de la danse de la mort, un thème récurent de la littérature médiévale, «Le Triomphe de la Mort» représente une scène apocalyptique réunissant les morts et les vivants dans le paysage d’une ultime bataille. Il se caractérise par une savante combinaison entre la morbilité du sujet, une forte charge émotionnelle, un sens du détail irrévocable et un réalisme cauchemardesque. 


Plongée dans un storytelling cinématographique

La première impression face à cette scène de guerre «bruyante» est celle d’un chaos imperceptible. Une foule de détails insolites assaillit notre regard au sein de ce paysage vibrant et inquiétant. Tout d’abord égarés, nous sommes forcés de scruter chaque plan et ses multiples sujets, chacun ayant sa propre signification, aucun ne devant nous échapper. Le grand format horizontal du tableau nous plonge dans une expérience panoramique immersive. Cependant, dès lors que notre œil s’approprie la scène nous nous retrouvons soudain guidés par une construction de l’espace méthodique et finement élaborée. Pieter Bruegel, ingénieux maître de la composition, scinde son oeuvre en trois parties distinctes dignes d’un storytelling cinématographique.

Dans un premier plan se déroulent des affronts empreints de violence. Les squelettes capturent, attaquent et raillent des hommes et des femmes, adultes et enfants, issus de toutes les strates sociales : empereurs, cardinaux, soldats, paysans, nobles. Les animaux, chiens, oiseaux ou chevaux, n’échappent pas au massacre. Au centre de ce premier plan, la mort chevauchant sa monture et munie d’une faux — symbolique du folklore anglo-saxon — fauche les êtres comme les blés sur son passage. Les derniers survivants sont guidés sans espoir de salut vers l’entrée béante d’un cercueil de bois.

Le deuxième plan semble annoncer la suite de l’histoire. Les campagnes ravagées et désertées sont hantées de cadavres et n’accueillent plus qu’un étrange bestiaire d’animaux imaginaires. Les flammes rougeâtres des bâtisses en feu, encerclées de scènes de pillage et de torture, illuminent l’horizon. Une foule lutte dans un dernier effort désespéré. Aucun être ne peut échapper à un destin inéluctable qui semble l’assaillir de tous bords. Toute la vision pessimiste et réaliste de Pieter Bruegel atteint son apogée. Comble de l’ironie, les squelettes sonnent le glas de la mort. Ils annoncent leur propre venue et la destruction de l’humanité avec une teinte d’humour très caractéristique du peintre hollandais. Ils semblent par ailleurs s’occuper de tout, de la coupe des arbres pour la confection des cercueils à l’excavation des tombes.

Le troisième plan représente une terre et une mer désertées, annonciatrices de l’inévitable sort de ce duel tragique entre la vie et la mort. Cependant, l’œil qui effectue sa lecture en partant de l’angle supérieur gauche à l’angle supérieur droit glisse d’un ciel embrasé vers un horizon aux teintes plus limpides et bleutées. Pouvons-nous ici apercevoir une lueur d’espoir?

Véronique Bergen

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Séquences La revue de cinéma Bruegel chez Tarkovski /  François D. Prud’homme 

https://www.erudit.org/fr/revues/sequences/2014-n291-sequences01465/72130ac.pdf


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