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Les Primitifs Flamands (La Renaissance nordique)
Trois maîtres de l’Ars Nova
La révolution picturale novatrice qui s’opère dans les anciens Pays-Bas à partir des années 1420, dans une phase tout à fait parallèle à la Renaissance florentine du Quattrocento, a été baptisée « ars nova » par Erwin Panofsky en 1953, en référence au renouveau musical du XIVe siècle. Ce courant pictural témoigne par sa diffusion des liens diplomatiques et économiques comme des échanges artistiques qui unissent alors le duché de Bourgogne à l’Europe septentrionale, grâce à la circulation des peintres et des œuvres. Elle se caractérise par un langage illusionniste qui, en rupture avec l’esthétique précieuse et sophistiquée du gotique international, instaure une vision plus immédiate du monde physique. Elle est essentiellement due à trois peintres qui en donnent, chacun, une interprétation personnelle. D’abord, Robert Campin, (vers 1375-1444), inscrit dans le système corporatif de Tournai, il traduit en peinture la puissante plasticité d’un sculpteur comme Claus Sluter. La perspective, Robert Campin la préfère plutôt imparfaite qu’absente. Ensuite, Jan van Eyck (vers 1390-1441), au service du duc de Bourgogne Philippe le Bon dès 1425 mais installé à Bruges, manifeste une approche plus contemplative qui capte la vibration lumineuse propre à chaque objet. C’est aussi une peinture qu’il souhaite la moins subjective possible, un peu à la manière de nos hyper-réalistes actuels. Enfin, Rogier van der Weyden (vers 1400-1464), installé à Bruxelles et qui devient à la mort de Jan van Eyck le peintre le plus apprécié de la cour, constitue une véritable synthèse de ses aînés, dans un registre plus dynamique. Si le premier exerce un impact essentiellement dans les villes bordant le Rhin, les deux autres profitent du rayonnement de la cour bourguignonne. Leur art, apprécié pour la technique à l’huile et le caractère minutieux de la représentation, se diffuse ainsi au fil du siècle dans les cours de l’Europe septentrionale – France, Aragon et Castille, Portugal, Italie – à travers des réseaux diplomatiques et économiques et impose son naturalisme minutieux et sa lumière subtile. De ces trois grands maîtres, c’est Van der Weyden qui exerça la plus grande influence aux Pays-Bas et à l’étranger.
Les premières bases de cet art flamand (néerlandais) furent donc entreprises par Robert Campin, ses perspectives étaient nettement moins parfaites que celles d’un Van Eyck, par exemple. Ce dernier eut un goût permanent pour développer la technique de la peinture à l’huile lui permettant d’atteindre un « super réalisme » dans ses œuvres. De son côté, Van Der Weyden était plus intéressé par donner de l’émotion dans des peinture principalement religieuses (cela se note aisément sur les visages de ses retables).
Contexte historique
Le retable (peinture religieuse)
Le retable constitue le grand domaine d’expression de cette peinture. Alors que, jusqu’à l’époque romane, la principale décoration de l’autel se trouve sur sa face antérieure, couverte par une pièce de tissu ornée, l’antependium, ou par un devant d’autel, plaque de pierre, de bois ou de métal, peinte, sculptée ou ciselée, le retable se met en place au XIIIe siècle. C’est une œuvre peinte ou sculptée, ou les deux, qui se dresse sur l’autel et en arrière de celui-ci. Longtemps discret par ses dimensions, le retable prend de nouvelles proportions à la fin du XIVe siècle. Il devient un grand panneau, dont la partie centrale domine une prédelle, partie horizontale à la base, est entourée de volets et surmontée par une superstructure. Alors qu’en Italie le retable reste un assemblage de panneaux fixes, il est en général, dans les domaines germanique et flamand, articulé par des charnières. La forme la plus fréquente est le triptyque, deux volets peints sur leurs deux faces se rabattant sur la partie centrale. À l’aspect plus modeste du retable fermé, souvent peint en grisaille camaïeu de gris dans le monde flamand, s’opposent les couleurs intenses du retable ouvert, en une alternance en grande partie fondée sur les rythmes de l’année liturgique. Le retable peut intégrer de la sculpture, ronde-bosse dans la partie centrale et la prédelle, ou bas-reliefs dans les volets. Des retables plus complexes possèdent deux séries de volets, voire des volets fixes supplémentaires, permettant au moins trois présentations différentes. La peinture religieuse produit aussi des panneaux de dévotion, faits non pour surmonter un autel mais pour être accrochés sur le mur de la cellule d’un religieux, d’une chambre, d’un oratoire de seigneur ou de bourgeois.
La peinture à l’huile
Jusque là, les peintres mélangeaient leurs pigments (poudre fine provenant d’une substance minérale broyée) avec un liant à base de jaune d’œuf pour obtenir une pâte qu’ils délayaient ensuite avec de l’eau. Cette technique, dite « a tempera » ou à la détrempe, présente l’inconvénient de sécher rapidement et donc ne permet pas les retouches. En outre, ce médium à composante organique est sensible à l’humidité, laquelle est favorable au développement de micro-organismes qui peuvent gravement endommager l’œuvre. Depuis des siècles on recourait à des huiles essentielles mais sans grand succès.
Les prémices de la peinture à l’huile : Un moine allemand, Théophile, qui écrivait, à la fin du Xe siècle, un livre intitulé : « De omni scientia artis pingendi », indique un procédé au moyen duquel on délayait les couleurs avec de l’huile de lin. Avec les couleurs ainsi préparées, on peignait des tableaux qu’on faisait sécher au soleil ! Vers 1410, Jean Van Eyck, le second des deux frères, ayant terminé un panneau d’après ce même procédé décrit par le moine Théophile, exposa au soleil sa peinture pour la faire sécher, mais la chaleur fendit les planches, et le tableau fut perdu. Van Eyck chercha dès-lors un moyen plus expéditif et moins dangereux de séchage à l’ombre. Il le trouva, et cela semble hors de doute que cette découverte, qui fit tant de bruit au XVe siècle, ne consista pas tant dans la substitution de l’huile à la cire ou à la colle, cette substitution ayant été faite de longue date, que dans l’emploi d’un siccatif, qui, combiné aux huiles de lin et de noix et mêlé aux couleurs, leur permettait de sécher à l’ombre en conservant leur éclat ! C’est donc, Jan Van Eyck (1390-1441) qui trouve la recette idéale en ajoutant de l‘essence de térébenthine (désignée alors « vernis blanc de Bruges ») aux pigments liés à l’huile de lin, ce qui permettait le séchage par évaporation et sans exposition au soleil. Dans les Flandres, cette nouvelle technique de la peinture à l’huile ainsi perfectionnée, atteint un niveau inégalé dans les années 1420-1430. L’huile de lin permet de réaliser de fins glacis que l’on superpose. La lumière peut ainsi traverser une couche colorée, rouge par exemple, jusqu’à ce qu’elle rencontre une couche inférieure claire, qui la réfléchit. La lumière est alors renvoyée et le rouge est transfiguré par cette lumière qui le traverse. Ainsi, les pigments sont mélangés à de l’huile siccative (qui active le séchage) de lin ou de noix. Ce mélange forme une couche transparente qui fixe la couleur. Cette technique nécessite généralement trois couches. Son lent séchage facilite les mélanges et sa texture permet de travailler en glacis transparent. Ces glacis sont traversés par la lumière ce qui provoque un résultat lumineux. Cette technique autorise le travail dans le détail. A noter que les artistes procèdent à des mélanges de rarement plus de trois pigments afin de conserver la pureté et l’intensité des couleurs. Le second quart du siècle voit un basculement vers une forme de réalisme, par un naturalisme analytique et sensible. La perspective est alors maîtrisée, ainsi que le rendu d’une lumière naturelle dont le spectateur peut discerner l’origine et qui crée des ombres portées en cohérence avec la volonté d’unification spatiale. Les œuvres de Van Eyck sont les grands témoins de cette expression de la réalité des matières et des êtres. Le lin, la laine, le bois, le verre, le laiton, le carrelage du sol sont rendus comme tels, et à cela fait écho le traitement des personnages hors de tout idéalisme.
Un secret bien gardé !
L’art du portrait
Les thèmes et les signes de reconnaissance
Les peintres flamands et le commerce des œuvres de l’ars nova ».
Pour les marchands locaux ou étrangers de Bruges comme pour les artisans organisés en confréries, l’art était le mode privilégié d’expression d’un rang social élevé. Même les prestigieux retables de Hans Memling ou de Hugo van der Goes, commandés par Angelo Tani et Tommasso Portinari (l’un et l’autre représentants de la banque Médicis à Bruges) pour leurs chapelles respectives dans leur lointaine patrie, semblent avoir eut une fonction représentative. Parallèlement, l’art devient aussi un produit d’exportation. Vers 1450, on assiste à l’expansion du marché de l’art qui nécessite dès lors une réglementation corporative. Des agents et intermédiaires actifs aux Pays-Bas, proposaient aux cours méditerranéennes des œuvres d’art remarquables et de grande valeur. C’est ainsi que fut envoyé à Alfonso V, à Naples, en 1444-1445, un saint Georges de la main de Jan van Eyck, « lo gran pintor del illustre duch de Burgunya ». Tableau que le négociant valencien Gregori avait acheté, à la demande du roi, pour une très grosse somme à Bruges lors d’une vente publique. Répertoriés aussi bien dans des testaments flamands que dans les inventaires italiens, ces toiles aux sujets tantôt religieux tantôt profanes étaient manifestement destinées entre autres à l’exportation vers le Sud (l’Espagne et l’Italie), où elles servaient de décoration murale. À la fin du XVe et au début du XVIe siècle, la production anversoise vivait principalement de l’exportation de retables à volets fabriqués conjointement par plusieurs ateliers. Sur la péninsule Ibérique, le développement du marché de l’art dans le Nord et le centre de l’Espagne, était favorisé entre autres par les exonérations fiscales qu’Isabelle de Castille accordait aux artistes étrangers, originaires pour la plupart des Pays-Bas ou d’Allemagne, s’installant en Espagne. Tel est le cas du peintre Juan de Flandes.
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Les peintres « primitifs flamands » les plus représentatifs
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- Jan van Eyck (1390-1441) En 1422, il devint le peintre de Jean de Bavière, duc de Bavière-Straubing, à La Haye, puis peintre de Cour en 1424. En 1425, à la mort de Jean de Bavière, Van Eyck se rendra à Bruges et deviendra le peintre de Cour de Philippe Le Bon. L’artiste effectuera plusieurs voyages à Lille, puis en Italie et probablement en Terre Sainte et plusieurs autres voyages secrets pour le compte de Philippe Le Bon. Lors de la fête de Saint-Luc, Van Eyck participa à un banquet de la corporation des peintres à Tournai, ou se trouvèrent également, Robert Campin et Rogier van der Weyden.En 1428 et 1429, le peintre se rendra au Portugal et en Espagne, et sera chargé de négocier le mariage de Philippe Le Bon avec Isabelle de Portugal, Van Eyck réalisera deux portraits de la jeune fille et les enverra au prétendant. A son retour Van Eyck débute son grand chef-d’œuvre le retable de l’Adoration de l’Agneau mystique qui sera exposé et consacré le 6 mai 1432 à la cathédrale Saint-Bavon (ancienne église Saint-Jean) à Gand. Ce rétable est d’ailleurs toujours visible en la cathédrale de Gand près de Bruges.Le grand apport qu’il procure à la peinture à l’huile (peu pratiquée jusqu’alors) fut la découverte de la recette idéale permettant son exploitation véritable par les artistes, ceci en ajoutant de l‘essence de térébenthine aux pigments liés à l’huile de lin, ce qui permettait le séchage par évaporation et sans exposition au soleil. C’est donc, cette technique que Van Eyck perfectionne, permettant par la précision des détails les plus raffinés l’exceptionnel développement du portrait. Sa technique picturale est basée sur l’exploitation de la réflexion simultanée de la lumière sur la préparation blanche du support : la blancheur et le poli de la préparation reflètent la lumière. Van Eyck utilise un jeu de glacis : les ombres sont créées par la superposition de nombreuses couches de glacis qui assurent la profondeur du modelé et le rendu du volume. Ainsi la couche picturale sera plus mince sur les zones claires, dans les carnations, et plus épaisse dans les zones foncées, tels les drapés rouges où lon obtient le maximum de saturation chromatique.
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- Rogier van der Weyden (1400-1464) Nommé également (Roger de la Pasture) (1399 ou 1400-1464) était un peintre flamand. En 1432, il devint maître de la guilde de Tournai et, en 1435, il fut nommé peintre de la ville de Bruxelles. Il devint alors rapidement célèbre et reçut d’importantes commandes, notamment du chancelier N. Rolin. Il se rendit en Italie en 1450.Aucune œuvre de Rogier Van der Weyden n’est documentée, elles ne sont ni datées, ni signées. Son oeuvre a été reconstituée par les historiens de l’art. Les tentatives de la classer par ordre chronologique ou d’en esquisser une évolution stylistique sont purement hypothétiques. L’émotion forte et l’attendrissement sont deux caractéristiques typiques de sa peinture. Artiste gothique, il était imprégné de ses propres fautes et s’adressait au Rédempteur et à la Vierge. Ses sujets préférés sont la Vierge et L’enfant (sur bois), les scènes bouleversantes du calvaire du Christ et du jugement dernier. Pour donner forme à ses profondes convictions religieuses, il est retourné au style du 14ème siècle, auquel il a conféré une nouvelle vigueur en utilisant avec sobriété des techniques qu’il connaissait de Jan Van Eyck. Cela se perçoit clairement dans trois de ses plus belles œuvres : la très dramatique Descente de Croix datant de 1435, le petit triptyque Braque qui est au Louvre de Paris et le grand retable de l’Hôtel-Dieu à Beaune, le Jugement dernier de 1445 fait pour Nicolas Rolin.Outre ces chefs-d’œuvre, des œuvres de Van der Weyden peuvent être admirées dans différents musées, tels que le Musée des Beaux-Arts d’Anvers (Les Sept Sacrements et Portrait de Philippe Ier de Croy), le Musée d’État de Berlin-Ouest (Naissance du Christ), le Museum of Fine Arts de Boston (St-Luc peignant la Vierge), le Musée royal des Beaux-Arts de Bruxelles (Piéta), le Musée des Beaux-Arts de Caen (Diptyque à la Vierge), le Musée des Beaux-Arts de Tournai (la Vierge et l’Enfant avec Jean de Gros), le Mauritshuis de La Haye (Lamentation avec Pierre de Ranchicourt), la Pinacothèque de Munich (Adoration des Mages), le Metropolitan Museum de New York (Annonciation et Méliaduse d’Este).
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- Robert Campin (1375-1444) Sa première apparition en tant que peintre se situe à Tournai où plusieurs acquisitions immobilières sont à son nom, ce qui dénote une certaine réussite matérielle. Entre 1418 et 1432, il devient chef d’atelier à Tournai et a comme élève Rogier van der Weyden. Il y rencontre probablement Jan van Eyck durant ses visites dans cette ville. Il va par la suite s’engager intellectuellement du côté des Français contre les pro-Bourguignons, ce qui lui occasionne plusieurs condamnations en justice.Ses œuvres :L’analyse de son œuvre est rendue excessivement difficile par l’absence totale de tableau signé de son nom et par la notion de travail d’atelier : l’artiste commence une peinture qui est achevée par ses élèves et n’hésite pas à en faire des copies de sa main ou par d’autres personnes. De plus, Robert Campin est le peintre qui paraît être le plus prompt à avoir été Maître de Flémalle, cependant la véritable identité reste pour le moins assez obscure. En effet beaucoup d’autres artistes de l’époque auraient pu incarner ce mystérieux personnage. L’attribution est donc sujette à caution et repose sur des arguments chronologiques (un seul tableau est daté), géographiques et stylistiques.Campin reste cependant le grand précurseur de la peinture de la renaissance flamande où apparaissent des représentations réalistes et non plus symboliques de personnages, de décors ou d’objets. L’irruption de la vie réelle dans des œuvres à thématique sacrée est totalement neuve pour l’époque : sages-femmes dans la nativité du musée de Dijon, intérieur bourgeois dans la vierge à la cheminée (musée de l’Ermitage) ou dans le triptyque de l’annonciation conservé à New York.Ce « réalisme » entraîne progressivement la disparition de certains symboles religieux : fonds dorés ou auréole et on passe successivement d’une nativité sur une « scène qu’aucun spectateur n’aurait pu jamais voir » à une annonciation « dans un espace théoriquement visible et néanmoins assez abstrait », enfin, à une Sainte Barbe « dont chacun d’entre nous pourrait s’imaginer en spectateur » (Tzvetan Todorov).Il fit un certain nombre de portraits (dont deux sont visibles à la National Gallery à Londres), figés de trois-quart, les visages remplissant l’essentiel du cadre, et qui sont les premiers à prendre en modèle des notables locaux, témoins de « l’irruption triomphante de l’individu » (Tzvetan Todorov).
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Autres peintres importants de cette école flamande
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- Né à Gand. Membre de la ghilde de Saint-Luc à Gand, est reçu franc maître (titre décerné à un artisan après son apprentissage) en mai 1467 et assume la charge de doyen en 1474-1475. Peu de temps après, il se retire dans le couvent de Rouge-Cloître, près de Bruxelles, en qualité de frère lai (moine dont la vocation est de rester laïque sans accéder aux ordres sacrés) où il continua son métier de peintre et reçut de nombreuses commandes. Il est atteint de troubles psychiques vers 1480 mais continue de travailler jusqu’à la fin de sa vie. Grande influence artistique auprès des peintres bruxellois de la fin du XVe siècle, notamment Colijn de Coter (1455?-1539?).
- Né à Baarle-Hertog. Travaille dans l’atelier de Jan van Eyck jusqu’au décès de ce dernier (1441). Il est mentionné à Bruges à partir de 1444.
- Originaire d’Haarlem, il exerça son activité à Louvain. Peintre fortement marqué par l’influence de R. van der Weyden et de Petrus Christus, et continuateur de Jan Van Eyck pour sa peinture narrative, l’inclusion de ses personnages dans un espace ambiant et non devant un décor. Auteur de compositions religieuses et de portraits.
- Né à Oudewater. Est reçu maître à Bruges en 1484, il y fit toute sa carrière. Il emprunte souvent des schémas de composition à ses aînés : Van der Goes et D. Bouts principalement. Peintre de compositions religieuses, de portraits, de paysages, et également miniaturiste.
- (1466 ?-1530) Est considéré comme le dernier des grands peintres « Primitifs flamands », il est le peintre anversois le plus important du premier quart du XVIe siècle. En 1491-1492, il est inscrit aux registres de la ghilde de Saint-Luc à Anvers. Peintre de portraits, d’œuvres religieuses et d’œuvres satiriques. Le plus souvent ses tableaux ont un but didactique, notamment dans les tableaux « profanes » (Le banquier et sa femme, 1514, Paris, Musée du Louvre). Grande parenté de son œuvre avec celle de Léonard de Vinci (1452-1519), notamment dans l’utilisation du « sfumato » ainsi que dans des motifs ou des schémas entiers de compositions empruntés sans détour, on parle de « citations » ; de même l’utilisation de couleurs pastel douces (utilisées par de nombreux peintres italiens) laisse penser à un probable voyage en Italie, voire en France, sans preuve cependant.Liens intéressants :
http://www.flickriver.com/photos/mazanto/sets/72157657676091273/
PIETER BRUEGHEL L’ANCIEN (1525-1569)
Un artiste n’est pas seulement soutenu par une civilisation, il la porte et la conduit jusqu’à nous. Il faut un effort pour situer l’homme dans son temps. Nous ne savons rien de Bruegel, on n’en a pas besoin pour le comprendre. Sa peinture nous est parvenue intacte, elle fascine par son humanité. La Renaissance est un Humanisme, tout ce qu’un être humain utilise pour révéler sa splendeur au monde, aussi sa misère. Il devient le cœur de l’univers et c’est en égal qu’il se tourne vers le divin. La verticalité céleste laisse place à l’horizontalité sociale dont l’humain se veut le centre.
Peut-être né à Brögel dans le Limbourg, pays flamand au nord-est de la Belgique, entre 1525 et 1530. Comme Rubens, il s’installe à Anvers, vers 1540, une ville en pleine prospérité commerciale. Il y fait son apprentissage et, en 1551, il est membre de la Guilde de Saint-Luc, une coopérative d’artistes. Peu après, il fait un séjour en Italie. L’influence italienne est dérisoire dans son œuvre. Ce qui l’enflamme, Érasme, Thomas More et Rabelais. Il se passionne pour les idées de son temps.
Les marchands enrichis sont demandeurs d’images. Pieter est graveur, il réalise des estampes où il fait germer sa créativité. Son dessin est virtuose, d’un réalisme déroutant. Sa clientèle est large. En revanche, le peintre vend peu, seulement à des amateurs fascinés comme nous pouvons l’être. Nicolas Jongelinck, un grand financier, possède 16 toiles de lui. Le cardinal Antoine Perrenot de Granvelle (1517-1586), premier ministre des Pays-Bas espagnols et grand amateur d’art, en possède plus selon l’histoire.
On place vers 1555 les débuts du Bruegel peintre, il a 30 ans. Cette vocation tardive manifeste un caractère prudent. Grâce à ses dessins, il a trouvé une clientèle prête à acheter ses œuvres, à une époque où l’on commence à collectionner les peintures pour leur seul bonheur. Ses acheteurs en voulant pour leur argent, il offre une incroyable richesse des yeux. Sa carrière est courte, raison de plus pour ajouter à la profusion de l’œuvre. Une quarantaine de peintures marquent à jamais la mentalité occidentale. En 1563, à Bruxelles où il s’est installé, Pieter épouse Mayken Coeck (morte en 1578), fille du peintre Pierre Coeck d’Alost (1502-1550) dont il a été l’élève. Il a trois garçons qui sont peintres, ils poursuivent l’œuvre populaire de leur père.
Il peint sur bois et sur toile, très aguerri dans la technique de l’huile comme dans celle de la détrempe sur toile. La peinture à l’huile, des couleurs broyées mélangées à une huile siccative, le liant, donnant une pâte épaisse et grasse qu’il faut diluer à l’aide d’une essence volatile, est une invention du XVè siècle largement utilisée par les Primitifs flamands dont Bruegel est l’héritier. La planche est faite de deux couches de bois de un centimètre d’épaisseur collées ensemble (pour éviter la déformation sous l’effet de la pâte). Le bois est préparé à l’aide d’une fine couche de blanc de plomb, dit céruse, rehausser les couleurs afin qu’elles ne se perdent dans le bois. Le peintre dessine sur le bois ainsi traité. Le dessin sommaire n’est pas définitif, il est là pour guider la magie de la couleur et de ses tonalités auxquelles il donne forme. À la différence d’un Michel-Ange, Bruegel démarque son dessin de sa peinture, un dessinateur magistral, un peintre hors pair.
Si Titien est réputé être le premier peintre à utiliser la technique de la pleine pâte, la pâte qu’on étale quand elle est fraîche offrant plus de souplesse à la créativité, que Rubens porte à son apogée, Bruegel en maîtrise la technique. Il est moderne. Il lui suffit de quelques couches pour obtenir le résultat désiré avec une légèreté stupéfiante apte à en révéler la vibration. Cette image qui paraît au premier abord figée est un mouvement perpétuel qui fascine le spectateur. Ce que vise le peintre, montrer les forces intimes de la vie. Cet homme de métier possédant à merveille la technique de son art se penche sur son esprit.
La technique de la détrempe sur toile est utilisée par les écoles du Nord. Les couleurs sont diluées avec de l’eau, détrempées, tout en étant liées à l’aide d’une colle animale. Le résultat, étalé sur une toile, est mat et clair. Les couleurs séchant rapidement, il faut être rapide et donc concevoir l’œuvre dès le départ grâce à un dessin élaboré. La Parabole des aveugles et Le Misanthrope, tous deux réalisés en 1568, utilisent ce moyen.
Nous sommes des aveugles dans le monde, un thème central de l’œuvre du peintre que l’on trouve dans de nombreuses toiles comme un leitmotiv. Gare à ceux qui ne savent pas restreindre leurs bas instincts. Autre thème cher à ses yeux, l’hypocrisie. Un homme encapuchonné dans un vêtement noir avance la tête baissée sur un chemin où se trouvent des clous. Un curieux petit personnage au visage rieur et méchant entouré par l’orbe du monde surmonté d’une croix, symbole de la vie, lui coupe la bourse. À l’arrière se trouve un gardien de moutons. Une phrase, « parce que le monde est perfide, je suis en deuil. » Sa bourse remplie montre qu’il ne s’est pas détaché du monde.
La peinture de Bruegel n’est pas une œuvre de commande, elle est personnelle, rarissime à l’époque où le peintre doit plaire pour vendre. Il ne copie personne, il s’inspire de tous. Il peint pour lui, préfigurant l’artiste moderne, tourné vers sa création avant de songer aux éventuels clients. Ses thèmes favoris sont les scènes fantastiques, pleines de fureur et d’horreur, et le réalisme social ponctué de sagesse populaire dont il se fait le chantre. Le ciel est peu présent dans son travail. Le mal et le bien sont œuvre humaine. Les références religieuses n’évoquent aucune dévotion, des humains endossent les vêtements du diabolique et du divin. Des jeux de rôles, l’être maléfique prend une allure monstrueuse, l’être plein de bonté ressemble à un ange. En grattant un peu, on découvre un voisin, un notable ou un paysan. Le monde infernal côtoie le monde divin, deux faces d’un même monde, triomphe de l’ambiguïté. Bruegel reprend le vocabulaire pictural de Bosch, il ajoute sa touche dans la représentation du bien.
L’ensemble de sa peinture conserve une unité de ton par l’emploi d’une couleur unie dans une lumière diffuse. Ses tableaux sont généralement sombres. Sa création est concentrée. Elle s’offre à la fascination du regard, mais, pour y entrer, il faut faire un effort. Pas d’ésotérisme, l’observation suffit à la pénétrer. Cela tient au fait qu’elle cherche à se rendre indépendante, un lieu se suffisant à lui-même. On sent un homme libre détestant toute forme d’entrave. Il construit rigoureusement un espace afin que l’œil y trouve la liberté d’y plonger. Il échappe à toute catégorisation telle que les historiens aiment à parer les œuvres d’art. Il ne décrit pas le réel, il lui donne un sens.
Il ne se veut pas homme exceptionnel, un témoin lucide de la réalité qu’il côtoie avec intelligence et drôlerie. Il fuit les discours et les idées toutes faites, il décrit en rattachant sa vision à une réflexion poussée, jamais explicative. Il veut être au-dessus du parti-pris en suggérant plus qu’en démontrant. Il vise une totalité, ne se perdant jamais dans son aspect anecdotique. Le détail est un rouage dans une mécanique. Il offre une distance pour mieux entrer dans la scène. Il ne se complait pas dans des personnalités auxquelles on peut s’identifier, il veut l’esprit, pas la matière.
Sa peinture n’est jamais décorative, elle offre un cheminement de lecture révélant un homme érudit soucieux d’un discours averti. Déambuler dans le labyrinthe de la vie. Il y a une fascination du quotidien qu’on trouve peu même chez les plus grands artistes. Aucun héroïsme, survalorisation ou idéalisation. La réalité à l’état brut. Le résultat est d’autant plus incroyable que ses sujets sont à la limite du banal si ce n’est leur sens caché qu’on explore sans fin. Un travail que l’on ne peut réduire à une formule, un peu de tout, rien en particulier, tout en général. Un homme qui échappe aux tiroirs de la vie. Point d’équilibre d’une roue qui tourne, Bruegel nous plonge dans la comédie humaine avec délectation. Sa vision est noire, elle est pleine d’espoir. Même dans la terreur de la mort, il reste le regard de deux amoureux laissant présager un avenir.
Si le peintre s’attache à montrer la folie humaine de la destruction, il révèle son art dans la fête des villageois. Son époque connait les horreurs, elles l’obsèdent, il les montre, non par voyeurisme, comme Bosch, pour s’en déjouer, une moquerie terrible rappelant au désespéré que le malheur est le marchepied de la liberté.
Les personnages sont imbriqués dans leur environnement qui devient un personnage à part entière. La vie est partout, même dans le plus infime des détails. Il s’intéresse à tout ce qui implique un sens, c’est-à-dire un mouvement. L’homme est partout, il n’est au centre de rien. Il peint des paysans dans leurs activités, plutôt dans leur lutte quotidienne à assurer leur survie. Son réalisme n’est pas celui du détail, d’une plénitude. Chaque élément du tableau est en relation avec les autres. Bruegel peint la nécessité, pas le superflu. Ce qu’il trouve l’intéresse moins que ce qu’il cherche.
La Chute d’Icare, vers 1558, est un tableau incroyable. Inspirée d’Ovide (influence italienne ?), l’œuvre non datée paraît au début de son œuvre plus qu’à sa fin, une introduction plus qu’une conclusion. Un peintre qui se cherche. La chute n’intéresse personne, la noyade encore moins. Un laboureur, un gardien de moutons, un pécheur, personne ne se soucie de l’infortuné. Chose étrange, le soleil qui est censé avoir brulé ses ailes est à son coucher ou à son lever, au moment où il est le moins fort. On voit deux jambes se débattant dans l’eau, rien d’autre. La vanité laisse indifférent. Dédale lui-même, perdu dans son vol, ne semble pas s’en inquiéter. Apparaît dans l’œuvre du peintre un paysage vivant de falaises où l’humain semble ridiculement petit, où tout semble à sa place. Ce panorama révèle l’intériorité des personnages, ce que l’on voit est infime comparé à l’intériorité qui le contemple. On peut parler d’un véritable animisme. Des interrogations sans réponses, si message il y a, manque le moyen de le percer à jour. D’où vient la fascination que l’on a devant cette œuvre ? La construction élaborée et subtile du tableau invite l’œil à s’y perdre. Rien de ce qui est n’existe sans lui donner un sens, là est le message de l’artiste, remplir le monde de sens, le rendre accessible, surtout le transformer en tremplin pour révéler la potentiel humaine. Un acteur modeste, mais plein de ressources. Les héros s’effondrent, seuls ceux qui vaquent à leurs occupations légitimes survivent. Ce détachement est l’attitude même du peintre qui ne s’engage pas dans sa vision, mais préfère en scruter les profondeurs. Un traité de peinture. Icare l’artiste crée l’œuvre, le monde s’en indiffère, il continue de tourner. Par la suite, ses personnages prennent plus d’importance même s’ils restent des marionnettes manipulées par la vie.
Les Proverbes flamands, datés de 1559, recensent une centaine de proverbes, amoncellement de 100 histoires différentes liées les unes aux autres. Une accumulation incroyable de sens basés sur la sagesse populaire sans référence religieuse. Le bien et le mal sont des conceptions subjectives, seule l’expérience humaine compte. La croyance est dangereuse quand elle se détache de la vie, là est la leçon du tableau. Des personnages cloisonnés dans leurs aventures sans se soucier de celle des autres. Bruegel donne une vision complète de la société qu’il connait. Seule compte la vie, tout le reste est un leurre. Le tableau commence dans un petit village de bord de mer, chaque personnage se trouvant dans des postures symboliques avec une authenticité foisonnante d’humour. Il se termine sur un estuaire s’ouvrant à l’infini marin. Aux deux extrémités du village, face à la mer, sur la droite un gibet, sur la gauche, trois aveugles. On pourrait écrire une encyclopédie sur ce tableau tant sa richesse est infinie.
Au premier abord, la confusion d’une accumulation de gestes incompréhensibles. Il faut entrer, lunettes rivées aux yeux, dans le tableau pour commencer à y déambuler, surpris et amusé, en quête d’attitudes qu’on n’apercevait pas jusqu’ici. Le plus surprenant, l’imbrication d’actions grotesques en une fresque épique où l’on est transporté dans le survol de l’humanité. Même si l’on ne comprend pas tout, on se sent attiré par la toile et, une fois qu’on y entre, il est difficile d’en sortir tant on s’y reconnaît. Dans ce chaos apparent, le désordre de la vie, si on modifie un élément, l’ensemble s’effondre. Les jeux d’enfants, réalisé l’année suivante reprend la même technique de façon plus élaborée. L’enfant est un adulte en puissance, ses jeux sont ceux de la vie. Sur la droite des enfants dansent en se tenant la main, ils ont posé leurs bérets formant un visage de clown. Son ami, le grand géographe Abraham Ortelius (1527-1598) dit de lui : « Bruegel est l’artiste le plus parfait de son siècle… en toutes ses œuvres, il y a plus de pensée que de peinture. »
Si le rapprochement avec Jérôme Bosch est évident, les deux mentalités sont différentes. Bosch est un poète, il ne raconte rien, explique encore moins, des images monstrueuses d’une fascination éblouissante. Bruegel médite ses visions diaboliques. Son œuvre est une réponse à la tuerie, aucune attraction. Une vision apocalyptique en rupture avec l’univers paysan. Quitter l’existence, c’est entrer dans l’univers de la mort. Trahir le sens de notre vie entraine les foudres de l’horreur. Bosch est un peintre reconnu et établi de Bois-le-Duc, sa ville natale, une ville industrielle. Un dignitaire reconnu pour son talent, sûrement un homme qui aime la parade, un joueur. Bruegel est le contraire, un homme discret et silencieux voué à son travail, un enracinement. Tout chez Bosch est dérision et chaos, chez Bruegel, l’ordre domine, plus il avance en âge, plus il s’acharne à décrire un monde paysan heureux plein d’avenir. Un point commun, l’humour absurde, une arme plus dévastatrice que toutes les armées du diable.
Dulle Griet, Margot l’enragée, 1561, est une vision hallucinatoire dominée par un personnage de femme enragée, tuant et pillant à tout va. Des êtres hideux enfermés dans des bulles, un infernal embrasement. Margot est une femme d’apparence normale, si ce n’est sa démence, animée d’une soif de sang et de butin, une paysanne habillée en guerrière. Elle laisse sur la droite la porte de l’enfer, elle ne retourne pas chez elle, elle part à la conquête du monde, quittant une ville dévastée par les ravages de la guerre où des femmes armées d’épée et de fourches se livrent au pillage. La Dulle Griet est un personnage connu du folklore flamand, espèce de mégère furieuse. Un proverbe de l’époque affirme : « Une femme fait un vacarme, deux, des difficultés, trois, un marché, quatre, une querelle, cinq, une armée, et contre six le diable n’a aucune arme. » Malgré tout, la vision terrible que peint Bruegel dépasse le cadre de cette misogynie. Et si le diable était une femme ? On pense à une vision apocalyptique engendrée par les femmes. Une fois que les femmes prennent les armes, le monde est livré à l’inhumanité, l’ultime salut de l’homme sombre dans la plus atroce des barbaries.
Le Triomphe de la mort, peint vers 1562, est un univers d’hommes, un massacre ordinaire, fréquent dans un monde en guerre. Thèmes chrétiens, la danse macabre et le cavalier de la mort sont des scènes banales pour l’époque, si ce n’est l’absence d’un sauveur. Pas de monstres ou de symboles à la Bosch, un réalisme sadique et dénonciateur. L’homme fait face à une immense armée de morts, d’anciennes victimes. Curieusement, tout au bas du tableau à l’extrême droite, un couple joue du luth dans une étrange insouciance, un squelette tenant lui-même un instrument de musique semble suivre leurs ébats. Un fou du roi tente de se cacher sous la table alors qu’un chevalier en tenue de fête s’apprête à sortir son épée pour se défendre, pour un combat perdu d’avance. Tout en bas à l’extrême gauche, un roi dans sa parure de guerrier se désespère de voir son trésor pillé, son or a plus de valeur que la vie de ses sujets. L’insouciance et l’avidité sont à l’origine du massacre. Au-dessus du roi, une église où siègent des morts singeant les attitudes des religieux. Cette église n’a-t-elle jamais été occupée par d’autres que les morts ? Il y a un aspect théâtral dans ce tableau, des personnes caricaturales se débattant dans une société condamnée. En dehors des morts qui ont leurs cavités grandes ouvertes, les personnages sont aveugles, ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Le peintre ne montre par l’horreur, il en suggère les causes.
La Chute des anges rebelles, 1562, à côté de ces scènes apocalyptiques apparaît comme un salut. On retrouve la patte sournoise d’un Jérôme Bosch, un imaginaire n’ayant rien à envier au maître. Les anges combattent les monstruosités, ne leur laissant aucune chance. Un massacre, de nouveau, cette fois ordonné par le salut. L’ennemi n’est pas la mort, des caricatures grotesques d’êtres mi-humains, mi-animaux. L’esprit diffère des deux dernières œuvres, une facture classique si ce n’est cet espace organisé à la perfection donnant un dynamisme puissant à l’ensemble du tableau. Le monde intellectuel de Bruegel se laisse aller au délire de l’imaginaire dans le cadre d’un thème religieux académique, sans doute à la mode. La composition unique du tableau laisse penser qu’il s’agit peut-être d’une commande se démarquant de sa production habituelle. L’ange en armure dorée au centre est Saint-Michel imposant son ordre à ce qui n’est que chaos, un monde, finalement, où tout est à sa place. Le bien et le mal sont inextricablement liés dans la danse frénétique de la vie. Bruegel utilise le vocabulaire de Bosch parce que le sien est trop pauvre, le peintre croit à l’horreur humaine, moins à celle du diable. Ce n’est pas Satan qui règne sur le monde, c’est un paysan, plus tard, ce sera un épicier.
Bruegel décrie les stupidités de la destruction. La mort n’est pas raisonnable quand elle n’est pas naturelle. La folie conduit immanquablement à l’annihilation de la vie dans les souffrances les plus odieuses. Le mal a une cause, la bêtise. La vie est une folie pour qui n’en saisit le mouvement, la sottise humaine consiste à n’en garder que la folie sans en comprendre le mouvement. Prendre garde à ne pas tomber dans le piège du trébuchet. Créer une image, c’est lui donner un sens, à savoir un mouvement. Une image est un piège dans lequel tombe l’œil. La technique picturale consiste à placer des repères et des signes que l’esprit peut suivre en toute quiétude puisqu’il s’y reconnaît. Le peintre nous prend par la main et nous apaise de paroles rassurantes. Nous sommes là pour nous perdre et casser nos certitudes, mais le moyen est si confortable qu’on se laisse aller au flot. Chaque espace de la toile est savamment organisé pour accueillir et guider les curiosités de l’œil.
L’adoration des Mages de 1564 est également originale chez Bruegel par sa verticalité gothique. Comme toujours chez le peintre, le sujet religieux est absorbé par le quotidien des personnages. Leur expressivité est étonnante de réalisme. Ses personnages dominent le tableau, désormais une constante de son œuvre. Sans doute il s’agit de gens connus de l’artiste et pouvant se reconnaître dans une situation valorisante. S’il s’agit d’un sujet religieux, rien ne laisse percer une religiosité quelconque. La naissance est un miracle même s’il n’est pas de l’ordre du divin. Après ces tableaux décrivant la mort atroce, le renouveau de la vie est le plus grand espoir d’un monde meilleur à venir. Le héros sombre sous son poids, c’est la naissance qui est au cœur de l’histoire, c’est elle qui triomphe de la mort. Sans rien connaître de l’histoire chrétienne, le tableau conserve sa force entière, plus encore puisque l’adoration est centrée sur la vitalité. Un sommet de l’œuvre du peintre, désormais, il peut se poser sur cette vie qui le fascine tant.
La Danse de paysans et le Repas de noces, tous deux réalisés en 1568, sont ses œuvres les mieux connues, pour cause, elles sont miraculeuses d’intelligence et de sensibilité. La magie tient dans l’extrême simplicité de l’action où il ne se passe rien de spectaculaire. Ce qui saisit l’œil dans la danse, c’est le joueur de cornemuse. Il fait la tête parce qu’il travaille alors qu’un convive l’invite à boire un pichet de vin dont il a très envie. Ne pouvant céder à la tentation, il détourne les yeux, l’air mécontent, ce qui amuse beaucoup l’homme au pichet qui sait que le musicien est un gros buveur. Derrière lui, un homme le regard absent, sans doute un aveugle, tend la main pour saisir un pichet absent. Les trois compères attablés ressemblent étrangement aux aveugles que le peintre aime peindre. Ce qui frappe ensuite, la danse. Les danseurs sont expérimentés. La danse est leur seule distraction, ils y mettent tout le sérieux dont ils sont capables. La danse de la vie est un thème lancinant de son œuvre.
Le repas est une œuvre dont on ne se lasse pas. Curieusement, le personnage central est une petite fille assise par terre dégustant une galette. Elle paraît presque effacée de la scène, pourtant on ne voit qu’elle, plutôt, le regard revient constamment sur elle, presque comme une obsession, comme si elle détenait la clé de l’œuvre. Elle est l’ordonnatrice de la toile. La scène est peu lumineuse, ce sont les personnages qui rayonnent. La mariée dont les cheveux sont tenus par un diadème est devant un rideau vert, elle cligne les yeux de bonheur dans une posture quasi religieuse. Ses parents sont sur sa gauche, à la fois, heureux et tristes de voir partir leur fille. La mariée et la petite fille se trouvent sur un même axe comme si l’une renvoyait à l’image de l’autre donnant ainsi sa dynamique à la toile. Un joueur de cornemuse regardant hagard en direction des serveurs de galettes crée un triangle dans un espace en oblique. À l’extrême droite, un homme barbu parlant à un moine. On se plait à imaginer qu’il s’agit du peintre lui-même discourant des mystères de la foi. Le moine essaye de convaincre un homme posé qui doute. L’image commence avec la foule à l’entrée de la taverne et s’achève sur la discussion apaisée d’un homme avec un prêtre. Les musiciens, les serveurs de galettes et l’homme remplissant des pichets créent le lien entre ces personnages. On retombe sur la petite fille solitaire, présente et absente, telle une divinité siégeant sur son univers.
Le dénicheur, aussi Le paysan et le nid, 1568, montre un joyeux gaillard plein d’assurance pointer du doigt un voleur d’œufs dans un arbre sans s’apercevoir qu’il se dirige vers une rivière où il va chuter. En montrant, le paysan s’aveugle. Parabole du peintre, montrer, c’est aveugler. Le jeune garçon ne commet pas un crime irréparable en faisant ce que tous les jeunes campagnards font, grimper dans les arbres pour en dénicher les nids. Que dénonce le paysan ? On est loin des images de furie destructrice, ici, tout paraît anodin, pourtant la fascination est là. L’image est d’une complexité inouïe, elle n’a aucun sens particulier et en réunit une multitude dès qu’on commence à y regarder de près. Que construit Bruegel ? Un porte grande ouverte par laquelle on pénètre dans un univers sans fin, chaque élément se renvoyant à un autre. La question cruciale d’un peintre est de savoir ce qu’il y à montrer et ne pas montrer. Faut-il peindre le garçon dans l’arbre où celui qui va tomber ? L’important n’est ni l’un ni l’autre, mais ce qui les unit intimement, même sur un bref instant. Dans cette folie humaine, il existe un ciment entre les êtres, c’est lui que le peintre révèle.
Ne se souciant aucunement de la beauté, chez lui un sentiment trompeur, ne réalisant aucun portrait de peur d’enfermer l’humain dans une image idéalisée, tout chez Bruegel, même dans ses scènes terrorisantes, évoque le burlesque. À chaque fois que le peintre touche la corde sensible, il ajoute une pointe d’ironie qui fait la différence. Assez peu sensible à l’ordre raisonnable d’une perspective débouchant sur la beauté absolue, la perspective de Bruegel est son humour, non sans grossièreté, bon élève de Rabelais. Un homme habile sachant doser chaque touche de sa vision afin d’en dégager une incroyable vitalité.
Bruegel se moque d’une lumière venant révéler les dorures de l’existence. La lumière ne vient jamais de l’extérieur, de l’intérieur. Le spectateur est la lumière du tableau juste suffisamment éclairé pour qu’on puisse en suivre les pérégrinations. Là est peut-être sa seule vraie puissance au monde, tout dans le monde de Bruegel est de l’ordre d’un destin. La sagesse consiste à suivre son destin, pas à l’outrepasser sous peine d’entraîner les pires conséquences. Accepter ce que l’on est et le vivre pleinement, le reste est digne de moqueries. Au-delà d’une vision, le peintre nous offre un rythme, une respiration vitale nous permettant de plonger dans les profondeurs de l’océan humain et c’est avec espoir qu’il remonte enfin de sa plongée. La vie ignore l’échec, quand elle se trompe, elle s’adapte et se corrige, l’homme échoue quand il arrête le monde à lui. La vie est irréversible, elle n’a nul besoin de se corriger, elle s’adapte, l’art est irréversible, le créateur sait qu’il modifie son œuvre en la continuant. Bruegel ne corrige pas le monde, il dit comment le continuer.
Chef-d’œuvre, Le Christ et la femme adultère, 1565, une force inouïe préfigurant la peinture moderne. Tous les personnages ont la tête baissée, l’expression ébahie. « Que celui d’entre-vous qui est sans péché, lui jette la première pierre » renverse la mécanique, les accusateurs deviennent des coupables en puissance. Bruegel reprend à son compte l’une des plus belles leçons du christianisme. Il le fait grâce à la technique époustouflante d’un clair-obscur angoissant. Cette femme adultère est-elle le pendant du Dulle Griet ? L’humain est monstrueux quand il invente des coupables sans comprendre la part du mal qui est en lui. Coupable celui qui ne prend pas ses responsabilités se déchargeant sur un bouc émissaire. Celui qui ne prend la peine de comprendre au-delà des apparences artificielles se condamne à errer dans les méandres de la haine. L‘amour et l’amour seul est l’avenir de l’humanité.
L’art est un artifice, il est artificiel, un mensonge pour énoncer une vérité. On ne peut mettre la vie dans une œuvre, il faut tricher si l’on veut atteindre la plénitude. La vision est tromperie, sans elle, nous ne pourrions rien voir. L’humain ramène tout à lui, c’est sa façon de percevoir les choses, de se les approprier dans un monde étrange où tout lui échappe. Il apprend à tromper le monde, s’il ne le fait pas, il est dévoré par lui. La vie est impuissance, l’art est puissance, c’est ce qui nous attire à lui. Le réalisme pur et dur est une maladresse d’enfant, l’art est un summum de subtilités et d’habiletés. La vérité des Flandres du XVIè siècle nous est connue selon des témoignages subjectifs et discutables, l’art d’un Bruegel arrive intact jusqu’à nous, la fascination est identique. Le mensonge nous touche au profond de nous-mêmes. L’époque que nous vivons est un prétexte, pas une fin.
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