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Botticelli, itinéraire d'un enfant prodige: à l'origine du génie
WEBSÉRIE 1/9 - Le Figaro Hors-Série consacre un numéro au peintre du Printemps. Alessandro Filipepi naît dans une famille de tanneurs de Florence. Il est fragile et insatiable. On le surnomme Botticello, le «petit tonneau».
Avait-il, enfant, les traits de ses anges, et leurs longues mains délicates, leurs gestes gracieusement suspendus ? C'est ce que nul ne peut dire. Il avait en tout cas, c'est probable, leur regard absorbé, hésitant, lointain. Ainsi Vasari nous le décrit-il dans ses Vies des meilleurs peintres (1550), «toujours anxieux», «l'imagination sans cesse en mouvement»
De son vrai nom Alessandro Filipepi, Botticelli est né en 1445 dans une modeste famille de tanneurs, citoyens de Florence. Pas un jour n'a passé depuis sans inquiétude sur sa santé. Son père, Mariano, écrit en 1458 : «Mon fils Sandro, qui a treize ans, reste ici à étudier, il est toujours malade.» Mais l'enfant a aussi de la vivacité, il est insatiable, il ne lui suffit pas de savoir simplement lire, écrire, compter. Sa nervosité n'est que la face sombre de son génie naissant. À l'heure où bien d'autres sont déjà apprentis, cloué chez lui, il tue le temps.
Il lit Horace, Ovide, il apprend probablement le latin. Sa fragilité physique se révèle une bénédiction. Elle lui offre un savoir auquel peu ont accès. Son père l'envoie enfin se former chez un orfèvre. Comme son frère aîné Giovanni, on le surnomme Botticello, le «petit tonneau», en italien. De son bref passage chez l'orfèvre, le jeune Sandro, changé en Botticelli, gardera un nom qui allait passer les siècles, et une passion pour le dessin ciselé, pour la précision du trait qui délimite les contours. Car il le sait désormais, il sera peintre. Et quel peintre ! Dès ses débuts auprès de Filippo Lippi, l'inventeur des exquises Vierges à l'Enfant dont Sandro reprendra infatigablement la formule, il éblouit par ses talents, il atteint, nous dit Vasari, «un degré de perfection auquel personne ne se serait jamais attendu». Il n'a pas vingt ans.
Botticelli va rester environ six ans dans l'atelier de Lippi. Le travail d'un apprenti, doué ou non, se limite souvent à répéter les compositions du maître pour des commandes de moindre importance. Sandro capte ainsi le secret de ces Vierges mélancoliques, perdues dans le pressentiment des souffrances à venir pour l'Enfant, assises pensives au jardin ou au rebord d'une fenêtre. Très vite, il ajoute sa touche aux Madones de Filippo. Il aime ce maître qui lui a tant appris et lui a montré une affection qui ne se démentira jamais. Mais aussi, il s'ennuie.
Alors il fréquente l'atelier d'Andrea del Verrocchio. La bottega de Verrocchio, c'est tout autre chose, c'est plus qu'un simple atelier, c'est une ruche, une pépinière de génies, fréquentée par «tous ceux dont le nom vole aujourd'hui parmi les cités d'Italie», comme l'écrira Ugolino Verino en 1500. Ici, les élèves s'appellent Ghirlandaio, Lorenzo di Credi, le Pérugin, Léonard de Vinci. On y dessine, on y peint, on y discute perspective, composition, modelé, tout le canon naturaliste de la jeune Renaissance. Verrocchio, artiste aux qualités versatiles, sculpteur à ses heures, préside à l'effervescence. Il sait faire éclore les talents puis s'effacer derrière eux. Il garde encore pour nous beaucoup de son mystère. Sandro, lui, découvre le traité d'Alberti, De la peinture, paru trente ans plus tôt en 1435. L'œuvre, même dans sa version italienne, restait d'un accès difficile pour le commun des peintres ; s'y plonger, même en latin, c'est le privilège de Botticelli, sa revanche sur l'enfance souffreteuse.
Ce livre qui l'accompagnera toute sa vie éveille en lui deux ambitions. Il veut un jour égaler les poètes, comme eux user d'images qui disent plus qu'elles ne semblent dire. Il se promet d'être le nouvel Apelle, jadis le plus célébré des peintres antiques, ou pareil à Zeuxis, dont les natures mortes trompaient jusqu'aux oiseaux. Sa sophistication n'en fait pourtant pas un avant-gardiste. À Léonard qui révolutionne le paysage, il répond d'une boutade : «Oui, tu peux aussi jeter sur un mur une éponge trempée dans la couleur, tu verras, ça en fait des jolis !» Lippi l'a formé, Verrocchio lui a ouvert l'esprit. Il veut maintenant voler de ses propres ailes. Pour rivaliser avec les plus grands, il lui faudra encore, il le sait, plus d'un tour de force
Botticelli, itinéraire d'un enfant prodige: la force de l'âge
WEBSÉRIE 2/9 - Le Figaro Hors-Série consacre un numéro au peintre du Printemps. Sandro signe son premier contrat: deux Vertus pour orner la salle du Conseil de la Mercanzia. Il peint La Force, véritable coup de maître.
Il ne suffit pas d'être un petit prodige. Il faut encore forcer le destin. Toucher, ravir, étonner ces grands qui sacrent les artistes, Sandro s'en sait capable, mais comment les atteindre ? Ce simple fils de tanneur se découvre alors des alliés inattendus : les siens. Depuis 1464, il habite avec son père et ses frères non loin de Santa Maria Novella. Or chez les Filipepi les affaires sont devenues prospères, grâce à Giovanni, « petit tonneau », qui travaille comme changeur. théâtre...
Peu à peu, la famille s'est liée avec les puissants Rucellai, banquiers et marchands d'étoffes ; Simone, le troisième de ses frères, est leur courtier à Naples. Et puis, une maison plus loin, les voisins se nomment Vespucci, ils sont notaires. Leur fils Amerigo commerce et navigue, il rêve de nouveaux mondes. Tous sont de fidèles partisans des Médicis, alors maîtres à Florence. Aucun n'est insensible au talent de Botticelli qui a installé son atelier dans la demeure familiale. Par l'intermédiaire des Vespucci, Sandro est présenté à l'oncle de Laurent de Médicis, l'influent Tommaso Soderini. Ce dernier se prend rapidement d'affection pour le jeune peintre. Il cherche même un jour à le marier, mais Sandro esquive d'une pirouette : « Merci bien, vraiment, mais voyez-vous j'ai déjà fait ce cauchemar-là… depuis j'en aurais presque peur de dormir ! » Le vieil homme plaisante volontiers et ne s'offusque guère de ces gracieuses insolences. Cette fois-ci, c'est décidé, il donnera à Botticelli ce coup de pouce dont il a besoin.
L'occasion ne tarde pas à se présenter. À la cour de la Mercanzia, sorte de tribunal de commerce florentin, on a décidé de faire orner la salle du Conseil. Soderini y est juge, le plus illustre de tous. Bien sûr, on a déjà confié l'exécution des sept allégories des Vertus à Piero del Pollaiolo, dont la réputation est bien établie et dont tout le monde loue le travail. N'importe. En vieux roublard de la politique florentine, Soderini profite d'un retard dans la livraison d'une partie de la commande pour faire attribuer deux des Vertus à son protégé ; Sandro n'en réalisera qu'une seule, mais elle sera son premier chef-d'œuvre.
Il peindra La Force. Le 18 juin 1470, le contrat entre le peintre et les six juges de la Mercanzia est signé. Il obtiendra vingt florins par Vertu. Deux mois plus tard, jour pour jour, il reçoit la somme due. L'œuvre est un éblouissement. Botticelli a eu l'insigne audace de battre Pollaiolo sur son terrain. Par souci d'unité, il a calqué sa composition sur celles de son rival : comme les autres Vertus, sa Force se tient assise, les yeux détournés, sur un trône de pierre. Son génie, pourtant, n'y brille qu'avec plus d'éclat. Auprès des feuilles d'acanthe de Sandro, somptueuses, les marbres de Piero sont à mourir d'ennui !
Et puis il y a cette femme, majestueuse, sculpturale. Le visage, qui rappelle un dessin copié chez Verrocchio. Les drapés virtuoses de la robe et du manteau écarlate, où Lippi a laissé son empreinte. Et les mains, longues, mais aussi souples, nerveuses, qui jouent distraitement avec une masse d'armes. La Force a la puissance contenue et l'œil impénétrable des fauves, leur assurance tranquille, leur menaçante indifférence. C'est un véritable coup de maître. Du jour au lendemain les commandes affluent. Les amateurs apprécient le dessinateur, le lecteur assidu d'Alberti, dont les visages peints « donnent l'impression de sortir des tableaux comme s'ils étaient sculptés ».
Grâce à Soderini, Botticelli est devenu l'un des artistes les plus prisés de Florence. Il ne sera pas un ingrat. S'il est un trait de son caractère que ses proches aiment en lui à l'égal de son humour, c'est sa fidélité. Ainsi, à la mort du vieux maître Lippi, on l'a vu accueillir son fils, Filippino, dans son atelier. Sandro, de même, n'oublie pas Soderini. Pour les Pucci, amis de longue date du vieillard, il peint sa première Adoration des Mages. Rucellai, Vespucci, Soderini, Pucci… Botticelli le sait bien, parmi les influentes familles de Florence, il a choisi le camp de la faction régnante. Les Médicis en personne ne tardent guère à devenir ses mécènes. Premiers pas dans la cour des grands.
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Botticelli, itinéraire d'un enfant prodige : à l'ombre des Médicis
WEBSÉRIE 3/9 - Le Figaro Hors-Série consacre un numéro exceptionnel au peintre du Printemps. Sandro s'est fait une place auprès des Médicis. À trente ans, il est le nouvel Apelle de l'Académie platonicienne de Florence.
Les voici tous agenouillés. Si les visages expriment la révérence, le moindre pan d'étoffe dit assez le luxe, le raffinement, le faste. Il y a le vieux Cosme, aux pieds de l'Enfant, dans son manteau noir tout brodé de dorures. Puis ses deux fils, au centre, conversant doucement, Pierre, vêtu d'écarlate, et Jean, de blanc et d'or. Il y a Laurent, un peu en retrait, qui se tient debout drapé de bleu, la posture altière, le profil impérieux. De l'autre côté, en rouge et noir, son frère Julien a les yeux clos. Il est beau, pensif, comme en prière.
Sous le costume des Mages, Botticelli a fait le portrait de trois générations de Médicis. À chacun, il a donné une attitude singulière : « de face, de profil, de trois quarts, penchées ou dans d'autres poses, des jeunes, des vieux, toutes les figures sont traitées avec cette variété qui fait ressortir la perfection de son art » (Vasari). La Force n'avait été que le premier coup d'éclat d'un jeune virtuose. Cinq ans plus tard, avec cette Épiphanie, l'artiste célébré partout dans Florence entend bien démontrer la familiarité qui règne désormais entre lui et la famille dirigeante. L'homme en manteau orange qui pointe son regard avec désinvolture dans notre direction, c'est lui.
Dans cette mise en scène qui rejette la Sainte Famille à l'arrière-plan de la composition, on sent que les aspects mondains éclipsent largement le sujet religieux. Et Sandro n'a visiblement pas l'intention de rester dans l'ombre. Les Médicis ont toujours aimé à jouer les rois, quoiqu'ils ne soient ni princes ni ducs, ni même nobles d'ailleurs : ils sont banquiers. Mais quoi, être les créanciers du Saint-Siège et des rois de France, et ne pas faire jeu égal avec eux ? Le patriarche de la dynastie, Cosme l'Ancien, s'était assuré à coups de florins la direction de Florence. Patients, tenaces, violents à l'occasion, ses successeurs ont su préserver leur mainmise sur la cité toscane et réunir autour d'eux une cour à nulle autre pareille.
Laurent a succédé à Pierre le Goutteux en 1469. Depuis sa tendre enfance, il connaît les duretés du pouvoir et tous ses artifices. Il sait aussi, comme son grand-père, jadis ami et protecteur du sculpteur Donatello, que la beauté n'a pas de prix. Admirablement instruit, c'est un mécène averti, un humaniste féru de littérature antique, un poète au talent indéniable. On l'appelle déjà le Magnifique. Avec son frère Julien qu'il chérit plus que tout, il réunit dans sa villa de Careggi tous les plus grands esprits du temps : parmi eux, Marsile Ficin le philosophe, Politien le poète, Pic de la Mirandole l'érudit. On y discute les subtilités du néoplatonisme et ces jeux de correspondances, qui voient dans les mythes antiques comme une préfiguration des Saintes Écritures.
Chaque année un banquet fait revivre Platon ; Botticelli en est le nouvel Apelle. En Politien, le peintre rencontre l'ami rêvé, le poète à l'âme jumelle qui l'aidera avec dévouement et enthousiasme dans ses plus ambitieuses créations. Déjà, il forme le dessein de grandes allégories qui, pour l'éternité, sacreraient son génie. Bien sûr, tout le monde ne comprend pas une telle nouveauté, et Lorenzo Violi, un chroniqueur, a surnommé son atelier « l'académie des fumistes ». Sandro s'en moque. Il n'a que faire des critiques, il a le soutien des puissants, l'indépendance et la liberté d'un homme en pleine maturité. À trente ans, il n'a déjà plus de comptes à rendre qu'à lui-même.
Pour autant, dans les moments difficiles, Sandro ne marchande pas son aide. En 1478, une conjuration fomentée par les Pazzi, mais soutenue en sous-main par le pape Sixte IV, cherche à renverser les Médicis. Le dimanche 26 avril, lors d'une messe célébrée dans la cathédrale, Julien est frappé à mort. Laurent, fou de douleur et de rage, parvient à s'échapper et rallie les Florentins bouleversés par ce sacrilège. Pour venger son frère, il fait pendre tous les responsables. Il ne fera pas même grâce à l'archevêque de Pise. Sandro, à sa demande, peint à fresque la silhouette des pendus sur les murs du Palazzo Vecchio. En Julien, il pleure aussi un ami, il se jure de rendre un jour hommage à cette jeune vie fauchée en son printemps.
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